Guerre commerciale : la nouvelle guerre totale
Guerre commerciale : la nouvelle guerre totale
Vidéo de Alain Juillet
Transcription de la vidéo par DL&N
30 janvier 2021
Alain Juillet passe en revue les nouvelles armes de guerre sans armée ou appuyées militairement si nécessaire : sanctions économiques, concurrence féroce, utilisation des renseignements dans l’économie, influence via les medias et les réseaux sociaux, action des ONG, des hackers. En quelques mots il nous fait comprendre les notions de monde bipolaire, monopolaire, multipolaire.
Alain Juillet a notamment été numéro deux de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE).
Depuis l’origine du monde les êtres humains sont de loin les plus grands prédateurs sur la terre. Leur combat est passé de la protection de la tribu à la défense du territoire, puis à l’exploitation et parfois l’anéantissement des espèces végétales, animales ou humaines. Avec le temps, ce qui était une exigence pour la survie à court terme est devenu une véritable politique. L’homme a su utiliser toutes les ressources de son intelligence pour organiser son action, apprendre à la justifier et l’imposer comme la seule alternative par la force ou la conviction. Comme l’a défini Clausewitz :
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La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens.
Comme je l’ai écrit dans un article de la revue Constructif n°54, il a donc fallu continuer à développer une puissance plus conventionnelle avec de nouvelles armes dans un espace devenu à cinq dimensions [cinq continents]. Aujourd’hui, la 7ème flotte américaine qui contrôle l’ouest du Pacifique a la puissance de feu de la totalité de la deuxième guerre mondiale. Face à cette course à l’armement que les Etats-Unis dominent dans un rapport allant de 1 à 3 avec la Chine et de 1 à 11 avec la Russie, le point est de savoir comment contourner cette hyperpuissance qui a la force de tout imposer. De là est né le concept chinois de la guerre hors limites en 1999. Comme il est impossible d’attaquer la 7ème flotte, il faut exploiter ses failles potentielles. Que se passerait-il si cette invincible Armada n’avait plus de liaisons entre ses différents navires et avions, ou si une arme nouvelle rendait inopérante une partie de cet ensemble ?
En application de cette théorie, les Russes ont inventé le missile sol-air S-400 ; le système de brouillage Krasukha ; la torpille à grande vitesse Chkval.
Tandis que les Chinois ont produit le missile hypersonique DF-17.
Notons qu’avec les découvertes sur la magnétohydrodynamique ou MHD de Jean-Pierre Petit il ya 50 ans, la France était très en avance sur ces nouvelles technologies qu’elle n’a pas su ou voulu exploiter. Il en a été de même avec Louis Pouzin, l’inventeur de l’internet à la même époque. La France a le génie de laisser partir ailleurs le fruit de ses recherches.
Au-delà des démonstrations de force, les guerres frontales entre hyperpuissances deviennent très incertaines quant à leur issue. Elles sont donc remplacées par des conflits locaux dans lesquels les grandes puissances règlent leurs comptes ou se mesurent, comme on l’a vu en Ukraine et dans les Balkans. L’intervention pour motifs humanitaires n’en est qu’un habillage médiatique. Ce fut le cas au Kosovo. Ce fut le cas en Libye.
Le problème majeur c’est que depuis la deuxième guerre mondiale, de la Corée à l’Irak en passant par l’Indochine, la Syrie, l’Algérie, l’Afghanistan, l’Occident ne sait plus gagner. Il est chaque fois reparti sans avoir solutionné véritablement le problème.
Devant l’inefficacité relative de ses actions militaires, des actions économiques, s’appuyant sur des moyens modernes de contrôle et d’interdictions, ont montré qu’elles pouvaient obtenir des résultats significatifs à un coût très inférieur. C’est ainsi qu’on est passés du niveau de l’action économique locale ou globale, en appui du militaire, à la guerre économique ciblée, ou totale, dans laquelle le militaire devient un complément visant à faire respecter les décisions.
Quand dans les années 90 le général Pichot-Duclos et Christian Harbulot on parlé de la guerre économique, beaucoup ont trouvé abusif l’emploi du mot guerre dans ce qui leur paraissait n’être que des conflits commerciaux, certes violents. Il est vrai que pour nos élites, toujours inspirées par la vision colbertiste du monde, le commerce n’est qu’une activité mineure. Du coup la plupart d’entre eux n’ont vu que des fermetures d’usines, les morts de la guerre devenant des demandeurs d’emploi. Personne n’a voulu imaginer l’ampleur et les conséquences sociales d’une crise majeure. Pourtant, à cette époque, ils avaient devant les yeux l’Irak, dont le blocus économique, par l’effondrement des échanges commerciaux, a mené à une paupérisation de la plus grande partie de la population ; les pénuries de médicaments à la mort de ceux que l’on ne pouvait soigner ; et l’impossibilité de mener des recherches et d’assurer la maintenance à l’arrêt progressif de la production industrielle.
Le monde actuel est en pleine recomposition car les rapports de force qui donnaient la meilleure part au vainqueur de la deuxième guerre mondiale sont bouleversés par la montée des pays émergents. Après le monde bipolaire de l’affrontement est-ouest, puis le monde monopolaire annoncé lors de la chute du mur de Berlin, nous sommes dans un monde multipolaire dans lequel des groupes de pays, proches par l’histoire, la culture, la religion, le climat, la géographie, se réunissent pour défendre leur vision spécifique du monde et refuser la banalisation ou la dilution dans la mondialisation. Nous en avons un exemple à l’intérieur de l’Europe avec le groupe de Visegrad qui veut préserver ses différences. Dans le même temps l’Angleterre vient d’en sortir via le Brexit pour ne plus devoir obéir aux eurocrates.
C’est cette évolution, devenue évidente, qui va obliger nos organisations internationales à se reconstruire ou à disparaître. D’autant que les principaux pays émergents, les fameux Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du sud) s’organisent. C’est d’ailleurs ce constat qui a poussé le président Trump à rejeter les traités internationaux au profit des accords bilatéraux, pour tenter de préserver l’essentiel.
L’hyperpuissance américaine, selon le mot d’Hubert Védrine, domine le monde depuis 100 ans. Mais sa suprématie, s’appuyant sur la puissance militaire, secondée par la pression économique, est défiée par la Chine, chez qui la puissance économique prime sur le militaire. Sans tomber dans l’idéologie ou la manipulation d’influence pratiquées par les deux camps, cette situation concrétise l’opposition, issue de leur histoire et de leur culture, entre deux visions politiques et sociales :
L’une, libérale, proclame la primauté de l’individu sur la communauté.
Et l’autre, dirigiste, celui du groupe sur l’intérêt personnel.
S’appuyant sur un capitalisme privé sans réelles limites la première consacre le pouvoir par l’argent.
Tandis que l’autre, s’appuyant sur un capitalisme d’Etat très contrôlé, consacre le pouvoir de l’organisation.
Dans les deux cas, nous sommes loin des principes démocratiques issus de la révolution française. Pourtant il arrive que la situation amène la France à se rapprocher de l’un ou l’autre camp. Traditionnellement, elle est plus proche historiquement, culturellement des Etats-Unis. Mais quand la France restreint la liberté de circuler en exigeant une justification de déplacement – qui entre parenthèses rappelle fâcheusement l’ausweis durant l’occupation allemande – elle est alors plus proche de la Chine.
Le conflit entre les deux grandes puissances est pour le moment essentiellement économique, et s’appuie sur des stratégies différentes.
Pour les Chinois, c’est le support prioritaire de leur développement interne qui s’appuie sur une formidable croissance de la classe moyenne : 723 millions d’individus dans une dizaine d’années capables d’acheter une production de haut niveau technique. Pour l’international, c’est la construction de filières de commercialisation, les fameuses routes de la soie, capables d’assurer la vente de produits chinois de haute technologie concurrençant les productions internationales.
De leur côté les Américains, qui se sentent menacés, veulent transformer l’économique en un véritable outil de puissance pour contrôler leurs alliés et faire plier les récalcitrants par des actions variées en s’appuyant sur des textes légaux et des actions d’influence. Il faut bien dire qu’après sa mise au point, le modèle a fait ses preuves progressivement.
Comme il n’y aura qu’un seul vainqueur dans les 30 prochaines années, la compétition est évidemment féroce. Des deux côtés, tous les moyens sont bons pour assurer sa suprématie et prendre le contrôle partiellement ou totalement d’un domaine ou d’un autre.
ll est donc clair que nous sommes loin de la mondialisation heureuse chère à Alain Minc ou de celle des écologistes qui ne s’intéressent qu’aux conséquences du réchauffement climatique.
Nous sommes dans une évolution concurrentielle permanente dans laquelle chacun essaie d’améliorer ses positions tout en déstabilisant l’autre. Quand le président Trump veut réduire la percée chinoise numérique sur le marché américain, il utilise l’arme des taxes et les interdictions d’exportation des puces électroniques utilisées par le concurrent chinois. En réponse, celui-ci rappelle qu’il détient le contrôle de la plus grande part du marché des terres rares dont l’industrie américaine a impérativement besoin.
Quand les Etats-Unis interdisent aux Iraniens d’exporter leur pétrole en menaçant d’appliquer leurs lois extraterritoriales, les Chinois proposent aux Iraniens un énorme accord de troc qui évitera toute utilisation du dollar et des banques.
On voit bien que dans ce grand jeu mondial, tout le monde est concerné directement ou indirectement. Il faut comprendre et analyser les événements pour les anticiper et tirer son épingle du jeu en exploitant les failles laissées par les adversaires.
Nous en avons un bon exemple avec la France en Iran. Au début de la révolution iranienne avec Total, Peugeot et d’autres, la France était le premier partenaire commercial de l’Iran. Sous la pression américaine et d’une politique française pro-irakienne et très opposée à la politique libanaise de l’imam Khomeiny, la France a dû abandonner ce marché. En dépit de l’embargo américain, les Allemands ont su remplacer les Français et devenir le premier fournisseur européen de l’Iran. Pour contourner les lois extraterritoriales américaines, ils ont monté, très discrètement, un système bancaire exclusivement dédié à commercer avec l’Iran. Quand la France en a pris récemment conscience, elle a voulu faire de même au niveau européen, mais les pays de l’Europe du nord s’y sont opposés, ce qui permet à l’Allemagne de continuer à faire cavalier seul.
Alors que les Chinois prônent évidemment la liberté des échanges, les Américains ont développé un arsenal légal de mesures leur permettant d’imposer leurs pratiques. Au mépris des règles internationales, ils ont mis en place, en deux temps, le concept de loi extraterritoriale qui s’applique aux ressortissants et aux industriels de tous les pays du monde qui travaillent avec des citoyens, des industries, des banques, des outils et réseaux numériques américains, et bien sûr avec le dollar. Dans un premier temps, il s’agissait, officiellement, de lutter contre la corruption comme on l’a vu dans le cas de la banque BNP Paribas. Dans un second temps, ces lois ont été appliquées à tous ceux qui ne veulent pas respecter les décisions politiques américaines.
L’affaire du gazoduc North Stream 2 en est une parfaite illustration. Les Américains veulent vendre du gaz de schiste aux Européens, dont je rappelle que la France a interdit la production chez elle. Pour empêcher les Russes de livrer aux Européens du gaz moins cher par le North Stream 2 à travers la Baltique vers l’Allemagne, et accessoirement de ne pas payer de droits de passage à l’Ukraine, les Américains ont mis en oeuvre des sanctions très lourdes visant les entreprises et les dirigeants qui osent leur tenir tête, dont le français Engie, des sociétés allemandes et des sociétés russes.
Un autre volet de cette guerre économique consiste en des actions d’influence ciblées pour déstabiliser l’adversaire et semer le doute sur ses offres. Dans ce cadre, on utilise les réseaux sociaux, les médias et des agents d’influence de tous ordres.
La 5G en est un bon exemple. Le leader de la 4G l’Américain Cisco avait deux ans de retard. Il n’était pas question de laisser Huawei récupérer le marché de la 5G et pénaliser les capacités américaines d’interception de la NSA qu’a dévoilé Edouard Snowden. La campagne mondiale d’intimidation a mis l’accent sur les liens entre Huawei et les services [de renseignement] chinois pour empêcher l’achat.
Un autre exemple en a été donné durant la crise sanitaire par les actions d’influence des grands laboratoires Pfizer et Moderna, relayés par les médias, pour imposer en Europe leurs produits, au détriment des vaccins européens, des vaccins chinois et des vaccins russes.
Dans cette guerre économique secrète et sans merci, le renseignement est essentiel. Il est facilité par l’utilisation des moyens offerts par un cyberespace qui est en évolution très rapide, qui permet d’en savoir plus et mieux en moins de temps.
Le problème vient du fait que le cyber renseignement, les cyber attaques ou les actions d’influence peuvent être réalisées par des entités étatiques de nombreux pays, mais aussi sous-traitées à des groupes de hackers, à des organisations criminelles classiques, ou pire encore, réalisées directement par des sociétés possédant les moyens techniques nécessaires. La baisse du coût et de la complexité d’actions d’influence ou d’acquisition de renseignement grâce aux technologies nouvelles a ouvert des champs d’opportunités à nombre d’opérateurs. Il faut donc être très prudent dans les identifications des assaillants, qui sont généralement loin d’être certaines.
Souvenons-nous enfin que, derrière le combat frontal entre les GAFAM américains et les BATX chinois, le contrôle du numérique est une clé majeure du contrôle des peuples et des nations. Celui qui vend l’outil en connaît le fonctionnement et peut en tirer des avantages multiples au plan offensif et défensif. Le combat est d’autant plus violent que les Américains, qui ont dominé sans partage depuis 30 ans, se voient menacés secteur après secteur par des produits chinois de plus en plus performants. Compte tenu des investissements en recherche des uns et des autres, le problème se posera avec encore plus d’acuité dans dix ans avec l’arrivée des ordinateurs quantiques, sachant que les Chinois semblent investir beaucoup plus que leurs concurrents dans cette nouvelle étape du digital.
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Action des ONG
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Notons enfin que dans la déstabilisation par l’image des dirigeants des entreprises ou des produits, les deux grandes puissances [Amérique et Chine] et leurs alliés savent tirer parti des outils d’influence. Elles utilisent prioritairement comme paravents médiatiques, conscients ou inconscients, des ONG et des groupes de pression minoritaires. C’est pourquoi le rôle des ONG, dont la majorité sont contrôlées par des intérêts rarement conformes aux objectifs moraux qu’elles mettent en avant, et le rôle des réseaux sociaux, doivent être surveillés de près. On a vu récemment un excellent exemple de cette alliance objective avec les actions des antispécistes contre les boucheries et les dénonciations des conditions d’élevage par l’association L-214 au moment où une partie de ceux qui la financent, Xavier Niel, Jacques-Antoine Granjon et l’Open philanthropic project de George Soros ont annoncé qu’ils investissaient dans la viande synthétique, qu’ils veulent imposer comme l’alimentation du futur.
La guerre économique évolue rapidement pour répondre aux besoins dans tous les domaines d’activité stratégique ou d’importance vitale. Et le réalisme s’impose face à des concurrents venus d’ailleurs qui utilisent tous les moyens pour gagner, contrairement à la naïveté, confondante, de ceux qui croient encore que les marchés s’équilibrent par eux-mêmes grâce à la concurrence. Nous sommes dans un monde où personne ne fait de cadeau. Le risque de subir des actions offensives s’est multiplié au coeur de l’entreprise, mais aussi en amont ou en aval pour provoquer des réactions au niveau des financiers de la Bourse.
La défense française passe par le renseignement, la protection et la prise en compte des différences de cultures et de pratiques. Face aux tensions actuelles qui obligent chacun à choisir son camp, il faut savoir se défendre et souvent attaquer pour survivre. Et ce n’est pas facile quand on s’appelle l’Europe. L’Allemagne a le coeur qui penche vers l’Amérique pour sa défense, mais le portefeuille de plus en plus vers la Chine qui est son premier partenaire commercial. La France, qui veut être bien avec tout le monde au nom de son histoire et de ses valeurs partagées, se retrouve isolée au milieu du gué dans cette guerre économique où l’excellence technique est nécessaire, mais non suffisante.