Les mauvais chevaux

Ecole : La Fabrique des crétins?

Par Jean-Paul Brighelli

Le Media pour Tous, 9 mars 2021

Bac+5 aujourd’hui correspond au niveau bac en 1965. Plus vous mettez des enseignants sous-qualifiés face à des élèves, forcément à l’arrivée ces élèves seront sous-sous-qualifiés. L’idée c’est que l’élève construit tout seul ses propres savoirs. C’est une idée très très belle quand vous êtes Blaise Pascal.

Jean-Paul Brighelli  se présente : Agrégé de lettres, prof en classe préparatoire au lycée Thiers à Marseille, essayiste, romancier, polémiste, mauvais garçon.

Journaliste : Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à la question de l’école à domicile ?

Jean-Paul Brighelli : En voyant l’échec de l’école à l’école.

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Au début de ma carrière je voyais les élèves
arriver dans un état normal.
Puis petit à petit depuis environ 20 ans,
on a vu arriver des élèves dans un état
de plus en plus anormal.

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Actuellement nous savons qu’en maths en 5e ils ont un niveau équivalent péniblement à un niveau CM1 d’il y a 20 ans. On le sait parce que l’on mène des enquêtes, par exemple une enquête qui vient de sortir qui montre que la France est avant-dernière de tout l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques]. On est devant le Chili c’est une performance, on pourrait être derrière le Chili.

Voyant cela j’ai commencé à m’intéresser à l’école à la maison – à la fois par le côté administratif c’est-à-dire que les inspecteurs ont une liste dans chaque rectorat de tous les gens qui font l’école à la maison puisque l’école n’est pas obligatoire, mais l’instruction oui. Donc on va vérifier les uns après les autres comment ça se passe. On ne le fait pas forcément chaque année mais on fait quand même une surveillance régulière. Ils sont en lien avec les organismes qui combattent les sectes etc.

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Ce qui m’a vraiment intéressé,
c’est les gens qui avaient choisi
de faire l’école à la maison parce qu’ils
déploraient le niveau de l’école publique

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Et ils se sont mis dans un deuxième temps à déplorer le niveau de l’école privée. Parce que l’école privée, surtout celle qui est en contrat d’association avec l’Etat, ne fait pas forcément beaucoup mieux que l’école publique. Dans certains coins il est même impossible d’inscrire ses enfants dans l’école de secteur, sauf désir de catastrophe. A Paris il y a des milliers de demandes de dérogation chaque année de parents qui – puisqu’on est à Paris, ils sont tous bobos, ils ont plein de relations – ils jouent sur leurs relations pour que leurs enfants soient inscrits à tel endroit plutôt que tel autre. En désespoir de cause ils finissent par les inscrire pour 8000 euros par an au cours X.

Ou bien en désespoir de cause ils finissent par se dire : l’un de nous deux travaillera et l’autre va faire classe à la maison. Ce qui marche assez bien globalement jusqu’à la fin de la troisième. Après 9 fois sur 10 ils le réinscrivent dans un circuit standard avec un niveau qui très souvent est excellent. Il existe aussi la situation intermédiaire : ceux qui sortent leurs enfants de l’école et qui les inscrivent au CNED (Centre national d’enseignement à distance – public). L’ancien ministre de l’éducation Luc Ferry qui s’ennuyait à l’école, a fini sa scolarité à la maison avant d’entrer en fac.

Un certain nombre d’écoles se sont créées, qui sont parfois de qualité et parfois des attrape-gogos, pour les élèves dits à haut potentiel intellectuel qui ne se sentent pas bien à l’école

Il y a tous les cas de figures. Il y a ceux qui sortent leurs enfants de l’école pour des raisons religieuses de convictions etc, ceux qui les sortent pour des raisons pratiques parce qu’ils habitent loin, parce qu’ils ont décidé de vivre à la campagne au milieu des chèvres et des plants de haschich et ceux qui désirent pour eux ce qu’il peut y avoir de mieux donc télé enseignement à distance, de plus en plus performant, bien géré et de bon niveau, renforcé ou non par ce que papa et maman peuvent apporter. Cela suppose évidemment que l’on fasse partie des classes cultivées, ce qui fait que les 80% de la population qui font partie des classes culturellement déficitaires ne bénéficieront jamais de l’école à la maison et continuent à s’engouffrer dans ce que le système fait de plus nocif.

Journaliste : Pour avoir une idée du phénomène, combien de familles sont concernées par l’école à la maison ? ont fait ce choix ?

Jean-Paul Brighelli : Environ 50.000 en France. C’est un chiffre qui a légèrement augmenté sur les vingt dernières années au fur et à mesure que l’on s’est aperçu que, contrairement à ce qu’affirment les différents ministres successifs, le niveau ne monte pas, et a même tendance à s’effondrer. Très souvent les parents ont désiré pallier les insuffisances d’un système qui est absolument à bout de souffle, ou qui fait de son mieux, comme je l’ai écrit autrefois, pour fabriquer des crétins. Et ça marche assez bien quand même (sourire).

Journaliste : Pourquoi fabriquer des crétins ?

Jean-Paul Brighelli : Il y a des raisons historico-économiques. Il faudrait remonter au Protocole de Lisbonne (1999-2000) qui, sous une directive européenne – c’est facile à vérifier pour tout le monde – qui décide que nous avons besoin de 10% de cadres de haut niveau, bien formés, et de 90% d’une main d’oeuvre multitâches. Ce qui d’ailleurs correspond à l’état du libéralisme actuel, qui n’a rien à voir avec le capitalisme des années 60 où l’on avait une progression globale des classes moyennes qui essayaient de monter (socialement) et en effet la génération suivante souvent montait.

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L’effondrement de l’école
est la conséquence du Protocole de Lisbonne
(1999-2000).

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Aujourd’hui les classes moyennes savent qu’elles sont en train de s’effondrer. Par exemple pour quelqu’un qui a une vingtaine d’années, l’accès au logement lui est infiniment plus difficile que ce que cela a été pour ses parents. Donc on n’essaie pas de former ces gens-là d’une façon supérieure, on essaie de les former « a minima ». Ca coûte moins cher. Comme de toutes façons l’emploi à vie c’est terminé, on va leur faire faire des métiers différents, ils seront comme on disait jadis, taillables et corvéables à merci.

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Plus ils sont incultes,
plus ils feront ce qu’on leur dira.

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Donc supprimer l’école telle qu’elle était, la remplacer par Cyril Hanouna et vous avez le résultat. C’est un calcul à un niveau européen

Les pays qui caracolent actuellement en tête des classements sont très rarement des pays européens. C’est Singapour, certaines régions de Chine, le Japon, la Corée du sud etc : les dragons émergents. En Europe les seuls pays qui pendant un certain temps ont surnagé étaient les pays scandinaves. Mais c’est fini. Ils sont en train de s’effondrer également comme les autres. L’Allemagne à un certain moment a réagi aux alentours des années 2003-2004, ils ont une vénération très ancienne pour les études. Ils ont essayé de réagir en dissociant ce qui était du domaine de l’enseignement technique avec des spécialisations très tôt vers 12-13 ans et ce qui était du domaine des études générales. En France on n’en est pas là de toutes façons.

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Le niveau des enseignants s’est effondré.

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Ce que l’on constate en France c’est que le niveau s’est effondré ; le niveau des enseignants s’est effondré lui-même. Plus vous mettez des enseignants sous-qualifiés face à des élèves, forcément ces élèves à l’arrivée sont sous-sous-qualifiés.

Journaliste : Auriez-vous un exemple de choix pédagogique par exemple fait à l’école primaire ?

Jean-Paul Brighelli : Il y a un exemple très ancien qui remonte à la fin des années 60 lorsqu’on a décidé qu’on ferait des maths modernes. Les maths modernes c’était les théories de groupe, les ensembles etc. Vous avez évité ça, vous êtes trop jeune pour avoir connu ça. Pourquoi ont-ils voulu faire ça ? C’était dans un but égalitariste. C’était l’époque entre Pompidou et Giscard. Ils étaient contaminés par toute une idéologie qui était entrée en masse dans l’éducation. L’idée était qu’en enseignant les maths modernes, les parents ne pourraient pas aider les enfants et donc ça mettait tous les élèves à égalité. En fait les parents ont trouvé des répétiteurs pour donner des cours à leurs enfants, et les autres élèves se sont plantés. Premier point.

Deuxième point, depuis que l’éducation est devenue publique dans les années 1880 toute la France apprenait à lire et à écrire avec la méthode alphasyllabique, le b-a ba. Une méthode très très ancienne. A partir des années 50 on a commencé à titre expérimental, et à partir des années 60 on s’est mis à penser différemment. On s’est dit que le b-a ba favorise les élèves qui par leur milieu parental ont déjà un vocabulaire assez important et ça va créer une différence, une iniquité par rapport à ceux qui parlent chez eux avec un vocabulaire limité. C’est la fameuse histoire de l’instit qui montre une fiche en moyenne section de maternelle avec une image de chien et qui demande

– Alors Kevin qu’est-ce que c’est ? 

– Kevin : C’est un wawa.

– L’instit : Non, c’est un chien. Charles-Edouard, qu’est-ce que c’est ?

Charles-Edouard regarde l’image et répond : C’est un golden retriever »

– L’instit : Bravo Charles-Edouard, c’est ça. Tu vois Kevin, Charles-Edouard a bien répondu.

A partir de cette anecdote, les pédagogues se sont dit : on va prendre l’image du golden retriever et on va écrire « chien » à côté, et les deux élèves vont apprendre cela simultanément. C’est ce que l’on appelle la méthode idéovisuelle, c’est-à-dire que ce que l’on voit, c’est une image, et l’élève capte les mots comme des images. Le réservoir des mots s’exerce sur les mémoires toute simples et s’accroît très rapidement. Mais les élèves sont incapables de connecter les mots. C’est-à-dire que la relation syntaxique entre le chien, la couleur dorée du chien et le fait qu’il morde, est quelque chose qui se perd totalement. J’ai eu des élèves en hypokhâgne qui écrivaient « ils » (les plantes) avec un « s » à plantes puis il y avait un « ils » devant. Ou « ils les plantes vertes provenant… ». Il y a des réflexes qui se créent dont il est extrêmement difficile de se défaire.

C’est pareil en maths, il y a des effets de dyscalculie parce que les méthodes par lesquelles l’on apprend les 4 opérations de base ont changé. Par exemple voyez la façon dont on apprend la division. La division est faite par soustractions successives alors que vous et moi nous avons appris la division comme l’inverse de la multiplication. A la fin du CP on maîtrisait les quatre opérations de base. La division actuellement s’apprend entre CM1 et CM2 et elle n’est pas maîtrisée. Moyennant quoi, certains instits disent oui mais c’est pas grave, on a des machines pour faire les divisions. Avec de tels raisonnements, vous passez du franc à l’euro en multipliant les prix par 4 sans que personne ne s’en aperçoive…

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Il y a une volonté véritable d’écraser le niveau
en sauvegardant quand même une élite.

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Le problème c’est qu’on s’aperçoit actuellement que même l’élite est en train de descendre. On a des élits autoproclamées qui n’ont plus grand chose à voir avec l’élite. Ca fait un certain temps que la France ne récolte plus tellement de prix Nobel. L’ensemble s’effondre en France alors que dans d’autres pays l’ensemble monte. Par exemple en maths la méthode utilisée à Singapour est une méthode un peu à l’ancienne mais redynamisée qui marche admirablement bien. Voyez les Olympiades des maths depuis le début des années 2000 ce ne sont que des Asiatiques qui les ont remportés. Elles s’adressent au niveau première/terminale. J’ai des élèves en maths sup qui m’ont dit : on est allés aux Olympiades des maths et on s’est retrouvés face à des gosses de 12 ans qui nous battaient à plate couture et qui arrivaient de Chine – de certaines régions de Chine. La Chine n’est pas unifiée, certaines régions sont des pôles économiques et culturels, d’autres régions sont beaucoup plus agricoles.

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L’ensemble s’effondre en France
alors que dans d’autres pays l’ensemble monte.

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En France on est en train de s’effondrer vraiment. Il y a une braderie globale, je rappelle que nous ne sommes plus une nation industrielle, nous ne sommes plus tellement une nation culturelle quoi qu’on en dise. Nous sommes une nation de services. Uber nous mangera.

Journaliste : Que faudrait-il faire selon vous ? Est-ce qu’on peut faire quelque chose ?

Jean-Paul Brighelli : Le problème c’est que à un niveau global, ça fait longtemps qu’on ne fait plus rien. Un certain nombre de ministres successifs ont fait de leur mieux pour détruire ce qui existait. Une institution comme l’Inspection générale et les Inspections secondaires ou primaires ont fait de leur mieux pour interdire aux profs de transmettre des savoirs.

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Le début de la catastrophe c’est chiffrable
c’est la loi Jospin en juillet 1989.

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L’idée c’était : l’élève construit tout seul ses propres savoirs. C’est une idée qui est très très belle quand vous êtes Blaise Pascal. Quand il avait 9 ou 10 ans son père lui a retiré ses livres parce qu’il avait retrouvé tout seul, de tête, les 12 premiers principes d’Euclide. Les pédagogues sont partis de l’idée qu’en voyant une phrase, l’enfant pouvait en déduire les règles grammaticales. C’est ce que l’on appelle la grammaire des textes c’est-à-dire que l’on balance un texte et on demande à l’élève : « regarde le texte et dis-moi à ton avis quels sont les mots qui sont des sujets ? Quels sont les mots qui font l’action ? » ou avec la même phrase on dit « sujet, verbe, complément » et en voulant le forcer dans la tête des élèves jusqu’à ce que ce soit passé.

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On sait depuis très longtemps ce qui marche
mais on a choisi de faire autrement.

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On a vraiment choisi pour des raisons au fond libertaires et ces raisons libertaires sont venues au secours du libéralisme le plus débridé. Qui n’a pas besoin en effet d’une classe intermédiaire qui aspirerait à s’élever ; qui a besoin d’une oligarchie qui s’auto-perpétuera. C’est-à-dire qu’au fond j’en suis là dans mon analyse après m’être insurgé contre tout ce qui se faisait depuis plus de 20 ans, l’école réussit remarquablement ce à quoi elle s’est dédiée, en France en particulier et en Europe de façon générale, parce que c’est pareil en Espagne, en Italie, aux Etats-Unis.

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L’ensemble du système scolaire occidental
– universités comprises –
est concerné par cet effondrement du niveau.

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En France c’est grotesque, jusqu’à la fin de la licence en gros tout le monde passe. Sauf ceux qui abandonnent. La fac a intérêt à les faire passer car elle reçoit une subvention par étudiant. Le barrage actuellement se place à la fin de la licence. L’étudiant a alors le choix entre passer dans un master global généraliste ou passer dans un master très particulier réservé à une élite – y compris dans des facs de droit. Là s’opère la vraie classification.

Les instits qui enseignaient dans les années 80-90 avaient été formés dans les années 60. A cette époque on leur faisait passer un concours à la fin de la 3e, qui était le concours d’entrée à l’Ecole normale, où en trois ans on l’amenait en même temps au niveau du bac et au niveau du diplôme d’instituteur. Actuellement pour être instit, pardon professeur des écoles – c’est plus ronflant, mais ça en dit moins – il faut être à bac+5 en beaucoup plus de temps d’études pour un résultat plus mauvais. Je suis donc amené à constater que bac+5 actuel a la valeur du bac 1965. Ca devient même grotesque parce que pendant très longtemps le concours d’instituteur était réservé – après ce système où il y avait un barrage fait en 3e – après on a pris des gens au niveau licence qui avaient suivi un cursus dans une matière qui était enseignée à l’école : français, histoire-géographie, langues, maths.

Actuellement on prend n’importe qui.

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80% des gens qu’on a
comme professeurs des écoles
proviennent de deux filières : socio et psycho.

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Et ils ne connaissent rien en maths, en français, en histoire. Encore en histoire on peut leur dire – et ça tombera dans l’oreille de quelqu’un qui n’y connaît rien – tu sais l’histoire c’est très idéologique, c’est l’histoire des hommes blancs colonialistes, alors toi il faudra que tu enseignes autre chose. Moyennant quoi on n’enseigne plus par exemple l’histoire chronologique et on enseigne certains sujets, certains événements pris séparément. Résultat, il y a des élèves qui vous disent que la Fontaine est un romancier du 16e siècle. Ils n’ont aucun sens chronologique.

De toutes façons ils ont le plus grand mal à concevoir qu’il y ait quelque chose avant leur naissance. Parlez cinéma avec eux. Essayez de leur dire « et quand ils fut de l’autre côté du pont, les fantômes vinrent à sa rencontre ». Nosferatu, scène de la fin. Même Matrix, c’est loin pour eux. Tout ce dont ils se souviennent c’est que les frères Wachowski ont changé de sexe. C’est à peu près tout. On est dans une culture de l’immédiateté renforcée par les réseaux sociaux, et parce qu’on les flatte « ce que tu dis est bien ».

Deuxième étape avant l’apocalypse de 1989.

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A la fin des années 60, un responsable
politique de l’éducation nationale
a décrété que la langue
que l’on apprendrait à l’école
serait la langue parlée et non la langue écrite.

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Ca n’a pas été mis en oeuvre tout de suite. On faisait apprendre autrefois les fables de la Fontaine, mais c’était très mal, les instits qui ont fait ça étaient d’affreux réactionnaires. Aujourd’hui on leur apprend les paroles de chansons d’Aya Nakamura. Une ministre LREM a dit qu’elle était l’ambassadrice par excellence de la langue française. A l’école on apprend plein de chansons. Si vous allez sur les sites de profs qui échangent des conseils entre eux – c’est tout à fait louable – ils posent des questions comme « je dois faire un cours sur tel ou tel sujet, qu’est-ce que je pourrais prendre comme texte ? ». Neuf fois sur dix on leur répond des noms de chansons, ou des petites nouvelles à la limite. Je me suis fait traiter de tout parce que pour le sujet d’une déclaration d’amour, j’ai proposé l’acte III de Cyrano de Bergerac. On m’a répondu c’est en alexandrins, c’est compliqué, ils vont se prendre la tête. Je ne veux pas avoir l’air méprisant envers mes collègues, simplement ils n’ont pas été formés du tout. On les a formés pour faire ce qu’ils font.

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On n’apprend plus aux élèves
les Fables de la Fontaine.

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Dans les années 60 il y avait un problème de médecine en Chine et Mao a décidé de former 3 types de médecins. Il y avait ceux qui connaissaient 5 maladies. Ceux qui connaissaient 10 maladies. Et ceux qui connaissaient le reste. Quand vous étiez malade vous alliez d’abord voir le médecin des 5 maladies, les plus courantes. S’il ne trouvait pas, il vous envoyait au médecin des 10 maladies. Si celui-là ne trouvait pas, vous étiez mort. Ce qui à l’échelle chinoise ne posait aucun problème.

On a fait la même chose avec l’éducation. L’expérience en cours – vous le savez si vous avez enseigné – c’est que vous ne pouvez pas vous contenter de savoir ce que vous enseignez, vous devez en savoir beaucoup plus, parce qu’il peut y avoir à n’importe quel moment une question qui amènera une réponse un peu plus pointue que le contenu même du cours. Vous faites un cours d’économie de première année, vous brassez les grands principes etc. Et puis un élève vous pose une question sur les cycles de Kondratiev. Là vous entrez dans quelque chose de plus pointu, vous pouvez répondre en critiquant Kondratiev, donner des exemples. Encore faut-il pouvoir répondre tout de suite à la question.

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Vous ne pouvez pas vous contenter
de savoir ce que vous enseignez,
vous devez en savoir beaucoup plus.

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Ou un élève vous demande « le marxisme et le communisme, c’est pareil ? » Vaste débat. La notion de marchandise chez Marx c’est sublime on est quand même très très loin de ce que pouvait raconter le gouvernement russe soviétique sur le sujet. J’ai été prof de lettres, je ne peux pas me contenter des 7 ou 8 écrivains que le ministère a mis au programme et qui sont toujours les mêmes, la Fontaine, Voltaire, Racine, la Bruyère etc. Le prof doit savoir infiniment plus de choses. Je peux parler aux élèves d’une rencontre au café Procope rue de l’Ancienne Comédie à Paris, vers 1745, entre Voltaire, d’Alembert, Diderot, Montesquieu, vous faites un panorama complet, et il y a Rousseau – je plaisante. Vous faites un panorama complet à partir de ça.

Mais si le prof se dit je vais juste apprendre Candide, c’est fini, parce qu’il ne pourra pas faire miroiter ce qui pouvait être intéressant, vous ne donnez pas envie aux élèves. On est passé dans une ère qui n’est même plus l’occupation, le divertissement des élèves, qui viennent en classe comme ils viennent au supermarché, ils viennent butiner des choses à droite, à gauche, soit vous les intéressez, soit vous ne les intéressez pas, à ce moment là ils se reportent sur leur portable, ils se racontent des bêtises.

Journaliste : Vous diriez qu’il y a un effondrement civilisationnel ?

Jean-Paul Brighelli : Oui bien sûr. C’est évident. On est une civilisation à bout de souffle. Et l’école. On a eu des exemples, la civilisation romaine s’est effondrée de la même manière. A un certain moment les Barbares qui venaient et qui n’étaient pas de méchantes gens contrairement à ce qu’on a voulu nous représenter, dans un premier temps essayaient de se romaniser. Et dans un deuxième temps en voyant l’état des Romains, ils se sont dit « nous sommes des Burgonde et nous allons gérer les choses comme des Burgonde, on n’a pas besoin des Gallo-Romains. » Ils ont créé leur royaume. C’est pareil pour les Vandales. On aime bien les représenter comme des envahisseurs qui violaient les femmes etc mais ce n’est pas du tout le cas. Ils ont pris Rome mais il ne restait plus rien à Rome, c’était fini. Lorsqu’Alaric prend Rome, il ne reste rien.

Actuellement l’Europe s’écroule de l’intérieur, dont la France. Il y a une civilisation occidentale en train de s’effondrer.

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L’école est la pierre de touche.

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On a laissé l’éducation nationale se dégrader tout en investissant beaucoup d’argent à perte, pour rien. On a investi beaucoup d’argent dans des collèges de banlieue qu’on aurait mieux fait de détruire. On a décidé d’inscrire les élèves dans leur quartier c’est pas très ancien, ça remonte aux années 80. Je viens d’un quartier très périphérique les quartiers nord de Marseille, il n’y avait pas de lycée, on allait dans les lycées du centre ville, il y avait un brassage sociologique. On leur a construit des lycées sur place de sorte qu’ils habitent le ghetto (sic), ils vont dans le collège du ghetto, et ils finissent dans le lycée du ghetto. Ils ont même inventé il y a quelques années la possibilité d’avoir des mutations plus faciles pour les profs originaires du ghetto qui demandent une mutation à l’intérieur du ghetto.

Il y a aussi un autre ghetto dans le 5e arrondissement, c’est pas le même ghetto. On a fait des politiques plus ou moins voyantes en décidant de prendre 10% ou 15% ou 20% de boursiers. Richard Descoings s’est amusé à faire ça à sciences po. On a pris des gens sans concours, les meilleurs des lycées périphériques de Paris, Seine Saint-Denis etc. Aucun n’a réussi le concours de l’ENA mais on les a pris à sciences po mais ils n’avaient pas les codes, et on ne leur a pas donné les codes.

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Aujourd’hui dans les grandes écoles
et à Polytechnique, il y a moins de 2%
d’enfants des classes populaires.

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Je suis reconnaissant à l’école des années 60 de m’avoir permis de passer Normale sup. Quand j’ai passé le concours c’était une élite, il y avait dans les grandes écoles et à polytechnique entre 10 et 12% d’enfants des classes populaires. Aujourd’hui moins de 2%. On a tellement travaillé pour que les enfants des classes populaires aient soit-disant les mêmes chances que les autres, que pratiquement ils n’en ont plus. Il fallait être assez fin pour faire ce genre de chose. Parce qu’à la fois c’est de la démagogie que vous camouflez en pédagogie, vous faites de la péda-démagogie et ça marche très bien. Que les profs soient dupes de ce genre de chose, qu’ils disent « nous voulons encore des moyens » etc. C’est pas des moyens qu’il faut, c’est une révolution dans leur tête. Mais c’est fini, il n’y a pratiquement aucune chance. Si, la seule chance c’est : vous sortez votre enfant du système et vous lui faites classe, à l’ancienne.

Journaliste : Quel conseil donneriez-vous aux parents qui ont des enfants qu’ils vont mettre à l’école bientôt ?

Jean-Paul Brighelli : Les parents se projettent toujours dans leurs enfants. Je leur conseille d’abord d’évaluer leurs enfants, c’est très difficile, c’est-à-dire de savoir de quoi leurs enfants sont capables. Je sais que ça ne se dit pas mais j’en n’ai rien à f., tous les enfants n’ont pas le même niveau. Peut-être parce qu’on ne les a pas assez stimulés entre 0 et 2 ans, ils n’ont pas les connexions qui se sont faites. Il y a des enfants – très peu – qui sont des loukoums (?). Savoir ce qu’ils sont capables de faire. Ca commence bien avant l’école. Savoir si un enfant est capable de rester 20 ou 25 minutes en train de faire quelque chose, de s’occuper véritablement, ou s’il papillonne. Savoir s’ils ont vraiment une main droite et une main gauche, et si c’est bien déterminé. Si on leur a donné précocement du papier et des crayons pour qu’ils fassent des dessins, pour qu’ils écrivent des choses, s’ils ont eu un petit tableau chez eux avec des feutres comestibles (sourire). Qu’ils commencent par les évaluer.

Très tôt au lieu de les mettre devant la télé pour avoir la paix… Quand vous êtes prof vous entendez des parents vous dire « pourtant je lui ai mis une télé dans sa chambre » et là vous avez envie de la lui faire bouffer, sa télé. Est-ce que vous leur avez donné des livres précocement ? Est-ce que vous les avez lus avec eux ? Est-ce que vous avez pris le temps ? De les stimuler ? Il n’y a pas de hasard. Il y a quelques données génétiques, mais en dehors de grosses tares…

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Quand on est prof ou parent, on est un passeur.
Que leur avez-vous « passé » ?

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Deuxième point, évaluer très exactement le système scolaire dont vous dépendez, parce qu’il y a encore une carte scolaire. Demandez-vous si c’est vraiment ce que vous voulez pour votre enfant. Etant entendu qu’en général on veut le mieux. L’idéal serait qu’à la question « qu’est-ce que tu as fait ? Qu’est-ce que tu as appris à l’école aujourd’hui ? » il y ait chaque jour une réponse, même si c’est une petite réponse « j’ai appris que… ». Pas forcément la règle de trois. Si l’enfant ne répond rien, il y a un problème. Parce que quand vous passez une journée entière avec votre enfant, que vous vous en occupez, vous lui apprenez toujours quelque chose. C’est la moindre des choses que l’on en attende autant de l’école

Si on n’a pas d’école, il faut y arriver d’une façon ou d’une autre. Parce que même si la civilisation s’effondre, il va quand même falloir survivre. Et on ne survit pas seulement en mangeant mais aussi en ayant un cadre culturel ; des livres. Montrez à votre enfant des choses intéressantes. Par exemple pour une chronologie du cinéma, je propose 200 films à voir pour avoir une « base », des élèves me répondent « on en connaît cinq ». C’est ça l’éducation, c’est les prendre au début et les amener le plus loin possible. Pas uniquement en fonction de vous mais aussi loin qu’eux peuvent aller. Jusqu’au moment où vous vous rendez compte – ça arrive – que vous avez transmis à votre enfant tout ce que vous pouviez lui transmettre et il faut passer le relais à quelqu’un d’autre.

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Dans les 20 prochaines années,
trouver de bons profs sera très problématique.

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A condition que vous trouviez les bons profs. Ce qui d’ici 20 ans va s’avérer très problématique. Vu comme on les recrute. J’étais présent au concours avec les membres du jury et j’ai vu la façon dont on truandait les notes de façon à avoir des admis qui avaient des moyennes acceptables. Il y a 10 ans, au Capes de maths on avait le Capes avec 4 de moyenne. C’est toujours le cas mais maintenant on leur met 10. Comme au bac. Les notes du bac sont totalement truandées. Il y a une interdiction pratique de donner une note inférieure à 8. C’est comme ça que certains peuvent avoir des moyennes supérieures à 20. Tout est faux.

J’ai regardé hier la rédaction de ma fille en 5e, à mon époque on faisait l’équivalent en CE1. En 5e aujourd’hui s’ils arrivent à écrire une page c’est devenu un chef d’oeuvre. J’ai eu des 5e à la fin des années 70, pas un seul n’écrivait moins de 8 pages, correctes et c’était dans un collège paumé de Normandie. Le niveau s’est effondré, c’est inimaginable.

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Comparez ce que vous faisiez à l’école
et ce que font vos enfants, demandez-vous
si c’est satisfaisant ou si ça ne l’est pas.
Si ça ne l’est pas,
cherchez une autre école pour votre enfant.

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Comme il y en a très peu de bonnes, elles sont très demandées et surchargées. Il y a de très bonnes écoles privées comme de très bonnes écoles publiques mais les murs ne sont pas extensibles. C’est pourquoi à Paris il y a de très nombreuses demandes de dérogation. Les parents ne veulent pas que leurs enfants soient à Honoré de Balzac ou Paul Valéry ils préfèrent qu’ils soient inscrits à Victor Duruy, Condorcet, Henri IV, Louis le Grand, Saint Louis. Il y a une hiérarchie. D’ailleurs les journaux le disent, voilà quels sont les meilleurs établissements. Ils attisent encore plus les demandes des parents.

Demandez-vous ce que vous êtes capable de transmettre directement à votre enfant : qu’est-ce que je peux leur apprendre ? Et si je ne suis pas capable de leur apprendre telles et telles choses, à quel type de professionnels puis-je faire appel ? Ou qui je connais qui a les mêmes préoccupations que moi, je pourrais apprendre à ses enfants à faire une image, c’est un métier. J’ai souvent appris à mes élèves à photographier alors qu’ils sont satisfaits avec leurs photos faites sur un portable. C’est pas ça la photo, c’est ce qu’on a fait tout au début : écrire la lumière.

Parlez-leur de Voltaire. J’ai été menacé (« on va vous égorger demain ») parce que je travaillais sur un texte de Voltaire sur Abraham.

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Le premier point, c’est apprendre le français.
Je peux vous assurer
que l’on n’apprend plus le français.

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On m’a demandé récemment si je suis favorable à l’enseignement de l’arabe. Bien sûr que j’y suis favorable, c’est une immense civilisation et une immense littérature etc. Mais de l’arabe. Pas du sabir parlé dans les quartiers.

Journaliste : L’écriture inclusive ?

Jean-Paul Brighelli : C’est quoi ?

Illustration Hugo Fredrik Salmson (1843-1894).

Des Livres & Nous


 

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2 Comments

  • Francis claude NERI

    J’avais il y a longtemps proposé cette idée pour un peu remédier à cet isolement par tranche d’âge :
    Tout élève doit prendre en charge un élève de la classe en dessous, ( étant lui-même aidé par celui de la classe au-dessus ), et les résultats de cette prise en charge font partie de son évaluation scolaire.
    Autrement dit sa capacité de transmission, et sa socialisation seraient un critère de réussite rompant avec l’isolement des promotions.
    C’est tout simple, mais je pense efficace, encore faudrait-il que le corps enseignant (certains écrivent le corps en saignant) accepte cette perte d’exclusivité de la transmission des savoirs, et organise ces prises en charge de façon à équilibrer les liens, ne pas mettre le bon élève avec le bon de la classe en dessous mais faire le contraire.

    Trazibule

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