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Qui sont les relais français du lobby saoudien ?

Qui sont les relais français du lobby saoudien ?

par Pierre CONESA

Entretien par Marianne

21 avril 2021

Marianne : Bonjour Pierre Conesa nous vous accueillons à l’occasion de la publication d’un nouvel ouvrage que vous avez cosigné avec différents auteurs, Fanny Guerra universitaire, Sophia Barak jeune arabisante et universitaire, et Régis Soubrouillard, un ancien de Marianne, un livre qui s’intitule Le Lobby saoudien en France et dont le sous-titre est une sorte de cahier des charges de votre travail : Comment vendre un pays invendable ? Pourquoi l’Arabie Saoudite est-elle à ce point invendable ? Vous la comparez à la Corée du Nord.

Pierre Conesa : Si l’on compare les différentes « performances » en termes d’atteinte des droits de l’homme commises par l’Arabie Saoudite, on est étonné du fait que justement ce pays soit traité différemment des autres pays qui portent atteinte aux droits de l’homme. L’exemple le plus emblématique est la condamnation d’un jeune Saoudien qui s’était simplement permis sur internet de demander la liberté de conscience et qui a été condamné à dix ans de prison et 1000 coups de fouet c’est-à-dire que tous les soirs on le sort de prison pour lui infliger dix coups de fouet puis il est ramené en prison. Ce seul cas devrait suffire à classer l’Arabie Saoudite à la tête d’une liste des pays les plus effrayants.

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Les wahabites ou salafistes considèrent
que la seule véritable pratique de l’islam
est ce qu’ils définissent eux-mêmes.

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Il y en a d’autres. La jeune Shaïma Anatoun cette fille extraordinaire par sa force de caractère et qui avait eu le tort simplement de conduire à l’époque où ça n’était pas autorisé. Parmi les performances de l’Arabie Saoudite, il y avait cette interdiction faite aux femmes de conduire. Je n’ai pas trouvé la citation du Coran qui interdisait aux femmes de conduire parce que je pense qu’à l’époque du prophète c’était l’équivalent d’avoir un chameau. Il n’y a aucune règle si ce n’est celle imposée par cette pratique de l’islam qu’on appelle le wahhabisme, en d’autres termes on l’appelle le salafisme, c’est-à-dire des gens qui considèrent que la seule véritable pratique de l’islam est ce qu’ils définissent eux mêmes.

Troisième exemple : si on regarde le nombre de décapitations, on donne toujours l’exemple de la Chine, mais en fait si on rapporte les décapitations par rapport à la population du pays, l’Arabie Saoudite arrive très largement en tête dans le nombre de décapitations par habitant. Donc tout est dans la manière de présenter et c’est cela qui m’intéressait. Et donc je suis parti de deux constats – que tous les auditeurs accepteront, je crois – c’est-à-dire qu’il y a un très gros succès du lobby saoudien c’est le 11 septembre : 15 Saoudiens sur 19 terroristes, théoriquement il y aurait eu de quoi considérer que l’Arabie Saoudite est une espèce de vivier de terroristes. Or pas du tout, en janvier 2002 George Bush a désigné l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord comme pays de l’axe du Mal.

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On est en droit de s’interroger sur le silence qui prévaut
au sujet de l’Arabie Saoudite.

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Il y a un deuxième succès qui lui est beaucoup plus récent c’est évidemment l’assassinat et dépeçage de Khashoggi dans un consulat saoudien à l’étranger et, d’après ce qu’on dit, dont la tête aurait été apportée à Mohammed ben Salmane. Donc quand on a des performances comme celles-là, on est en droit de s’interroger sur le mutisme, le silence qui prévaut au sujet de l’Arabie Saoudite. C’était à l’origine de ma démarche. Ce silence n’est pas nouveau.

Marianne : Y a-t-il eu une époque où l’Arabie Saoudite était moins infréquentable, invendable pour reprendre votre terme ? Ou est-ce que c’est de tout temps un Etat qui aurait dû être sur le fameux axe du mal défini par les Américains et qui n’y a jamais été ?

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Lors de sa création le pays inscrit dans sa constitution
qu’un des buts de l’Etat saoudien
est la propagation de l’islam wahhabite.

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Pierre Conesa : Il faut prendre l’histoire dans le temps long. Quand le royaume se constitue en 1932 donc avec une alliance entre la pratique wahhabite formalisée par Abdelwahab et la dynastie des Saoud, et c’est sur ces deux jambes que le régime va se constituer. Mais à l’époque l’Arabie Saoudite en 1932 est un pays négligeable, personne ne s’intéresse à ce qui se passe en Arabie Saoudite. Et donc on peut y pratiquer tout ce que les wahhabites décident sans que cela suscite une réaction de quelque nature que ce soit. Ce n’est que très progressivement que l’Arabie Saoudite va devenir un acteur particulièrement important de la vie internationale et cela va se faire selon des étapes qui ne sont pas celles que l’on pense. C’est-à-dire que bien évidemment en 1932 lors de sa création le pays énonce dans sa constitution qu’un des buts de l’Etat saoudien est la propagation de l’islam version wahhabite. Pour les wahhabites il n’existe pas d’autre version de l’islam légitime que celle-là.

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Les wahabites pensent que l’islam des salafistes,
l’islam qui est resté quasiment identique
depuis l’époque du prophète,
est le seul islam véritable.

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Et je crois que cela mérite un retour en arrière historique, pourquoi ce durcissement ? Pourquoi cette pratique dure de l’islam ? Parce que paradoxalement cette péninsule n’a jamais été colonisée, elle n’a jamais été reliée à la partie centrale. La colonisation ottomane s’était concentrée sur le littoral ouest, notamment la maîtrise des lieux saints. Et puis ensuite quand les Britanniques sont arrivés, c’était dans le littoral est avec la maîtrise du Koweït etc. Mais toute la partie centrale le Hedjaz le grand désert n’a jamais été colonisé. Et donc le postulat de ces bédouins du désert (traversé cependant par des routes commerciales), la crispation wahhabite c’est l’idée que de toute façon le seul véritable islam c’est celui-là parce que toutes les autres pratiques de l’islam avaient été perverties par leur extension dans des aires culturelles différentes. N’oubliez pas qu’à l’époque le calife est ottoman. Les wahabites pensent que l’islam pratiqué par eux, l’islam pratiqué par les salafistes, c’est-à-dire l’islam qui est resté quasiment identique depuis l’époque du prophète, est le seul islam véritable. A cette époque-là tout le monde s’en fiche, tous les grands centres culturels de l’islam sont en Egypte, dans l’empire ottoman etc.

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La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite
s’est mise progressivement en place,
avec comme ennemi principal le socialisme arabe.

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La diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite va se mettre progressivement en place, avec comme ennemi principal le socialisme arabe. Pourquoi le socialisme arabe ? Parce qu’en fait le grand homme du socialisme arabe était Nasser à l’époque, et Nasser disait purement et simplement que les Arabes au lieu de s’occuper d’Israël feraient mieux de s’occuper des monarchies du Golfe. On ne peut pas être plus clair. Et donc la première extension de la diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite va être de cibler une forme de pratique religieuse, contre ce qu’essaye de faire Nasser. Les Saoudiens vont monter en miroir des structures par rapport à ce que Nasser a mis en place. Rappelez-vous Nasser met en place la Ligue arabe, donc eux vont constituer la Ligue islamique mondiale. La grande université est l’université al Azhar, donc évidemment ils vont constituer l’université islamique de Médine. Et puis face à l’Organisation des Etats arabes ils vont créer l’OCI, l’Organisation de la coopération islamique. La première volonté diplomatique de l’Arabie Saoudite est de contrer l’influence du socialisme arabe. Ce qui reste vrai encore aujourd’hui puisque l’Arabie Saoudite a été très active contre Saddam Hussein et contre Hafez el-Assad.

Autres caractéristique dont nous aussi nous aurions dû nous méfier, c’est que pour contrer l’influence du socialisme arabe, l’essentiel des jeunes qui vont venir faire leur formation à l’université islamique de Médine sont des jeunes qui arrivent comme boursiers, différence importante avec al Azhar qui n’a pas d’argent. Ces jeunes sont logés sur place, suivent une formation évidemment d’un islam particulièrement radical mais avec l’obligation de repartir faire de la prédication. Il est hors de question pour ces jeunes, aussi convertis soient-ils et aussi radicaux soient-ils qu’ils restent en Arabie Saoudite. Et les premières aires de recrutement d’étudiants de l’université islamique de Médine sont les pays de la zone sahélienne et les pays du Maghreb, c’est-à-dire pour lutter contre le socialisme arabe. A l’époque de la guerre froide entre l’est et l’ouest, nous avions tendance à considérer que tout individu qui luttait contre le socialisme arabe par nature était du côté des libertés. Ce n’est qu’à partir de 1973, quand il y a eu la crise pétrolière et quand l’Arabie Saoudite a vu ses revenus multipliés par dix, qu’elle est devenue une puissance qui avait tout à coup les moyens d’exister sur le plan international et qui s’est donc engagée dans cette politique diplomatique active dont on voit les effets.

Marianne : A partir de quel moment l’Arabie Saoudite prend-elle conscience qu’il lui faut affiner, nettoyer son image ? Et elle le fait d’une manière assez différente par exemple du Qatar, vous en parlez dans votre livre.

Pierre Conesa : Le traumatisme pour l’Arabie Saoudite donc après 1991 – cette fois on a basculé dans l’époque après la disparition de l’URSS – c’est le Qatar. Pourquoi ? Parce que le Qatar à partir des années 1992 (et même avant 1980) commence à avoir accès à cette extraordinaire poche de gaz qu’elle partage avec l’Iran et qui donc va lui fournir des moyens prodigieux. Le Qatar c’est le vilain petit Qatar, comme l’ont appelé Chesnot et Malbrunot, c’est le petit Etat du Golfe qui tout à coup veut avoir une visibilité internationale bien meilleure que l’Arabie Saoudite, bien meilleure que les Emirats, qui sont les deux gros acteurs de la région. Et donc le Qatar va agir de la manière que l’on connaît et qui a été parfaitement analysée par le livre de Chesnot et Malbrunot, diplomatie très simple, c’est la diplomatie du carnet de chèques. C’est-à-dire que le Qatar va s’acheter des tas de choses, va payer des tas de gens etc et donc cela va lui donner une image internationale. La France est particulièrement concernée puisque le produit phare du Qatar en France c’est évidemment l’achat du PSG. Les Saoudiens vont se rendre compte que le plus petit Etat du Golfe, le plus nouvellement apparu sur la scène internationale est celui qui obtient en termes de communication des résultats formidables.

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Dans la guerre anti-soviétique en Afghanistan le contingent saoudien était déjà le plus important des contingents étrangers.

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Le traumatisme au-delà de l’apparition du Qatar ça a été le 11 septembre. Tout à coup le 11 septembre les Saoudiens devraient être au centre de l’actualité, devraient être désignés comme le pays qui a donné naissance à cette pratique de l’islam et aux formes terroristes. Ben Laden est un héritier d’une grande famille. Ce ne sont pas des nobles mais c’est une grande famille qui a fait fortune dans l’immobilier. Une famille yéménite d’origine qui a fait fortune en Arabie Saoudite et qui s’est mêlée en particulier de la guerre en Afghanistan pour aider à faire venir des jeunes Saoudiens. Il faut déjà remarquer que dans la guerre anti-soviétique en Afghanistan le contingent saoudien était déjà le plus important des contingents étrangers. Il y avait donc un certain nombre d’indicateurs qui prouvaient cette diplomatie active de l’Arabie Saoudite sur le plan religieux.

Il y a une date très importante qui est l’année 1979. Pourquoi ? Il y a trois épisodes qui se passent au même moment :

1. – Il y a la révolution iranienne, particulièrement déstabilisante pour l’Arabie Saoudite parce que pays chiite non arabe avec un dirigeant charismatique qui est Khomeiny et qui déclare : « Je suis le véritable leader du monde musulman. » Il va utiliser en particulier le pèlerinage pour démontrer sa volonté politique de maîtrise de l’espace arabo-musulman. Il s’est produit un événement plutôt amusant qui vaut la peine d’être rappelé. Dans le pèlerinage il y a une étape devant le mont Arafat, un endroit symbolisant le démon. Et donc au cours du pèlerinage les pèlerins s’arrêtent et jettent des pierres sur le mont Arafat. Dans la géopolitique khomeyniste il y avait le petit satan et le grand satan. Le petit satan c’était Israël et le grand satan c’était les Etats-Unis. Les pèlerins ont jeté des pierres sur le mont Arafat et crié « à bas les Etats-Unis », ce qui en plein centre de l’Arabie Saoudite faisait désordre. Ca a provoqué quelques bousculades dans le tunnel sur le parcours et il y a eu 380 morts quelque chose comme ça des pèlerins iraniens pour l’essentiel, des broutilles (sic).

2. – Deuxième épisode extrêmement important, c’est l’occupation de la grande mosquée. L’occupation de la grande mosquée ne fut pas l’action d’étrangers mais au contraire d’élèves du grand mufti Ibn Bas, c’était le grand mufti très en place qui dirigeait toute la hiérarchie religieuse. Or c’est du sein de son école de formation que proviennent les hommes qui vont occuper la grande mosquée, en plein pèlerinage en plus. Ils sont arrivés avec un discours théologiquement inattaquable « Le messie va revenir, le messie est avec nous, il va revenir pour balayer les monarchies impies, dont la monarchie saoudienne. » Ils avaient une thématique à la fois religieuse et politique.

L’occupation de la grande mosquée posait deux problèmes aux autorités saoudiennes : d’abord théoriquement il est interdit d’utiliser la violence dans ce lieu saint. Donc il fallait trouver une explication théologique pour pouvoir déclencher les forces de l’ordre.

Et deuxième problème évidemment c’est le savoir-faire. Ils ont laissé les forces de police saoudienne tenter le coup, essayer d’aller reprendre la grande mosquée. Ils avaient placé des snipers dans les quatre tours qui entourent la grande mosquée et donc pratiquement c’était inattaquable, en tout cas ils tiraient sur tout ce qui approchait. En plus il y a énormément de souterrains sous la grande mosquée donc c’était un site très difficile à prendre.

Donc première chose il fallait justifier sur le plan théologique qu’on puisse déclencher la violence sur le site. Ibn Bas a réuni un collège de docteurs de la foi et leur a posé la question : est-ce qu’on peut intervenir par la force ? Alors ils se sont fait un certain nombre de noeuds au cerveau – parce qu’ils sont aussi astucieux que les jésuites – et ils ont donc déclaré : c’est vrai que le prophète avait annoncé le retour du messie, mais il avait toujours dit que le messie viendrait pour renverser les régimes impies et corrompus, or le régime saoudien n’est pas un régime corrompu. Donc ça n’est pas le messie. Donc si ça n’est pas le messie, on peut y aller.

Deuxième problème, le savoir-faire. Après deux échecs des forces saoudiennes, Giscard et Poniatowski ont eu l’idée géniale de dire aux Saoudiens : Nous on a le savoir-faire, on a le GIGN, etc. Le GIGN a été envoyé sur place. Conversion en 24 heures, même pas 24 heures, dans la conversion il suffit de prononcer la chahada, le premier principe, il n’y a qu’un seul Allah et Mohamet est son prophète – c’est bon, vous êtes musulman. Ce qui fait qu’après ça les hommes du GIGN pouvaient piloter le nettoyage de la grande mosquée. Histoire de marquer le coup quelques-uns des rebelles ont été tués au moment de l’attaque et il y en a que je crois 10 ou 12 qui ont survécu et qui ont été décapités dans différentes villes du royaume, retransmis en direct à la télévision.

3. – Le troisième événement de l’année 1979 c’est l’invasion de l’Afghanistan qui va permettre d’exporter tous ces jeunes turbulents.

Marianne : Tous ces événements que vous venez d’évoquer aboutissent à cette idée pour les Saoudiens : il faut qu’on vende notre image et là on va entrer dans le vif du sujet de votre livre : pendant de nombreuses années, différentes sociétés de communication vont prendre en charge cette tentative de lisser, de nettoyer l’image de l’Arabie Saoudite. Une société américaine joue un rôle très important. Et plusieurs sociétés françaises de communication et de publicité aussi et j’imagine que vous allez nous expliquer que ce n’est pas tout à fait le fruit du hasard si des sociétés françaises au rayonnement international sont aussi actives dans ce domaine.

Pierre Conesa : Le grand traumatisme c’est le 11 septembre. Après ça tout à coup les Saoudiens sont inquiets. Une société américaine que j’ai cité dans mon livre, Corvis, va avoir le réflexe extraordinaire d’aller voir l’ambassade d’Arabie Saoudite dès le 12 septembre en leur disant : vos affaires vont mal, vous avez besoin d’une société de communication. D’autant plus que le Congrès américain se saisit de l’affaire du 11 septembre et va donc faire un rapport pour essayer d’auditer et de comprendre comment cet événement a pu se produire. Et donc Corvis dans un premier temps va signer un contrat. Tous ces contrats, je ne peux pas vous dire les chiffres, ce serait trop long, ils sont dans mon livre. Donc Corvis signe un contrat avec mission première d’empêcher aux Etats-Unis que sortent des choses trop défavorables aux Saoudiens. Ils vont cibler principalement le Congrès et ils vont avoir un résultat immédiat, en agissant sur la Maison Blanche et sur le Congrès : quand le rapport du congrès sort, George Bush classifie secret défense les 28 pages du rapport du Congrès consacré exclusivement à l’aide apportée par l’ambassade saoudienne aux terroristes.

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L’Arabie Saoudite a des contrats avec les cinq plus grandes sociétés de relations publiques mondiales

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Après cela les Saoudiens se rendent compte qu’à la différence du Qatar et de sa diplomatie du carnet de chèques, eux ne savent pas faire. En tout cas le Qatar a montré qu’il y avait des limites à cette méthode, et donc ils se disent qu’il vaut mieux s’adresser à des sociétés qui savent faire. Au fur et à mesure l’Arabie Saoudite va se doter de contrats avec les cinq plus grandes sociétés de relations publiques mondiales, trois américaines, WPP, Omnicom et je ne me souviens plus de la troisième ; et les deux françaises Publicis et Havas. Aujourd’hui le dispositif de lobbying Saoudien couvre pratiquement la planète entière.

Quel est le principe d’organisation et en tout cas quel est l’objectif ? Je crois que les sociétés de communication ont fait comprendre à l’Arabie Saoudite que le meilleur moyen de faire de la communication c’est qu’on ne parle pas de l’Arabie Saudite. Cela peut paraître surprenant parce qu’habituellement le lobbying a pour but de faire adopter un texte de loi ou d’empêcher l’adoption d’un texte de loi. Là l’idée c’est qu’on ne parle pas de l’Arabie Saoudite sauf pour en dire du bien.

Pour cela, trois cibles :

Première cible, les hommes politiques. Un homme politique (l’exécutif) qui va en Arabie Saoudite, il faut qu’il revienne avec l’idée qu’il va valoriser l’Arabie Saoudite. Comment fait-on ? C’est très simple : c’est la lettre d’intention. Manuel Valls se rend en Arabie, lettre d’intention, 10 milliards, 100 milliards… La lettre d’intention n’est pas un contrat, c’est « nous avons l’intention de négocier pour 10 milliards de contrats ». Donc évidemment l’homme politique rentre à Paris et peut déclarer : « Vous voyez, avec moi ça avance. »

Deuxième cible : les hommes d’affaires. C’est assez simple, c’est d’ailleurs une mécanique qui est assez ancienne : chaque nouveau monarque en Arabie Saoudite annonce un grand projet de high tech city qui va diversifier l’économie saoudienne pour qu’elle ne dépende plus uniquement du pétrole etc. Et donc Mohammed ben Salmane qui est l’homme qui prend toutes les décisions en Arabie Saoudite va annoncer un projet qui s’appelle Neom, projet de tech city dans laquelle la livraison se ferait par drones, qui serait totalement câblée, etc enfin bref. 500 milliards de dollars. Il y a un opérateur qui est l’homme de Davos et qui va organiser le Davos du désert où sont invités tous les décideurs des grandes sociétés qui évidemment dressent l’oreille en entendant les chiffres annoncés par Mohamed ben Salmane.

Marianne : Parmi les super conseillers des VIP vous citez Jacques Attali.

Pierre Conesa : Oui absolument. Parce que le savoir-faire c’est trouver des gens qui tiennent le même discours que vous, mais qui ne soient pas vous. Je cite un autre exemple avec Alexandre Adler. L’idée est de se servir d’hommes qui vont vanter la qualité de Neom, le projet de modernisation de Mohamed ben Salmane, ça lui donne de la texture. Le petit problème pour les gens qui connaissent un peu l’Arabie Saoudite : ce n’est pas le premier projet de tech city annoncé, il y en a eu plein avant, il n’y en a aucun qui a marché. Pour une raison assez simple, c’est que vous ne faites pas venir des entreprises californiennes de haute technologie dans un pays où le code du commerce, c’est la charia. Donc ils n’ont jamais réussi à développer quoi que ce soit. Mais ça ne fait rien, la pompe est réamorcée à chaque fois par un nouveau souverain et par une nouvelle annonce financière. Ça a de quoi faire rêver tous les hommes d’affaires qui vont là-bas, qui ont l’occasion à ce moment là de rencontrer des décideurs, c’est le principe du Davos.

Troisième cible : les élites de la communauté musulmane à l’étranger. Comment est-ce qu’on fait ? N’oubliez pas que l’Arabie Saoudite a un levier extraordinaire qui est la gestion des visas pour le pèlerinage. L’Arabie Saoudite peut très bien à certains moments invoquer le covid, une sécheresse exceptionnelle etc, et expliquer qu’il y aura moins de visas. Un certain nombre de représentants de la communauté musulmane étrangers qui sont des agences de voyages dont le produit phare est évidemment le pèlerinage ont parfaitement compris sans que ce soit explicite que critiquer l’Arabie Saoudite est difficile. En gros la justification est : critiquer l’Arabie Saoudite c’est critiquer l’islam. A partir de là, ce n’est plus la peine de parler, on laisse tomber. Donc les trois faiseurs d’opinion importants ont accepté de se taire. L’opinion publique n’est pas son problème, l’Arabie Saoudite s’en fiche complètement.

Marianne : Arrêtons-nous un moment sur l’une de ces agences, en l’occurrence Havas. Vous mentionnez une déclaration de son vice-président Stéphane Fouks, un personnage très en vue, quels que soient les régimes en France. C’est un jeune socialiste qui après l’assassinat de Kashoggi, ou même avant, eu égard à certains problèmes que vous évoquez, comme les exécutions, avait justifié le travail de son agence en expliquant : c’est vrai que nous travaillons pour l’Arabie Saoudite, mais en travaillant pour elle nous aidons à lui faire prendre conscience et à faire prendre conscience à ses dirigeants des réformes nécessaires. D’ailleurs si nous avions travaillé en Iran, nous aurions soutenu les démocrates iraniens. Est-ce que cet argument a le début d’une valeur au regard de ce que font ces agences de communication ?

Pierre Conesa : Non je crois que la question est plutôt : comment est-ce qu’on justifie d’avoir des contrats aussi juteux pour défendre un pays qui est indéfendable ? Après, il y a toutes sortes d’arguments et toutes sortes de méthodes, c’est cela qui est important. Toutes sortes d’arguments, la citation de Stéphane Fouks en est l’exemple. L’argument est : nous agissons sur des actions de mobilité de communication pour essayer de pousser l’Arabie Saoudite à faire une partie du trajet. On n’a pas évidemment constaté d’effets significatifs sauf que effectivement ben Salmane de temps en temps prend une mesure révolutionnaire comme par exemple d’autoriser les femmes à conduire ou leur permettre d’assister à un match de foot. Vous voyez que finalement la démocratie progresse à grands pas.

La plupart du temps ces entreprises préfèrent ne pas en parler. Le meilleur moyen de pas en parler est de sous-traiter systématiquement auprès de petites boîtes de sous-traitants tout ce qui va être des actions de communication : invitation de personnalités, invitation de parlementaires etc. Tout cela ne remonte pas chez le commanditaire donc quand vous recevez une invitation pour aller visiter l’Arabie Saoudite, vous vous dites après tout j’ai envie de découvrir ce qu’est ce pays, donc j’y vais. La logique du montage, la façon dont est financé ce voyage, il vaut mieux faire semblant de ne pas savoir qui paye.

Marianne : Cette communication trouve une certaine efficacité parce que en dehors même du travail que font ces agences que vous avez évoquées, l’Arabie Saoudite bénéficie d’un certain nombre de soutiens, du moins de relais, dans différents champs. D’abord le champ des décideurs politiques, on peut peut-être en parler un peu. C’est très intéressant parce qu’il y a ceux qui étaient plutôt pro-Qataris et qui ensuite ont basculé, comme Nicolas Sarkozy. Depuis qu’il est à la retraite politique, il a pris la défense de ben Salmane. François Hollande qui avec son ministre des affaires étrangères, ex-ministre de la défense Jean-Yves le Drian a officialisé une relation très forte avec l’Arabie Saoudite. Et aujourd’hui Emmanuel Macron, c’est un peu plus flou, un peu moins marqué. Pourriez-vous nous parler de l’attitude du personnel politique ? Que font-ils des intérêts nationaux ? C’est l’éternelle question.

Pierre Conesa : L’homme politique est dans une certaine difficulté, parce que si l’on décidait de notre politique extérieure sur des critères de droits de l’homme, on n’aurait pas de rapport avec les trois quarts de la planète. La question vis-à-vis de l’Arabie Saoudite c’est qu’elle entre dans cette catégorie très particulière qu’on pourrait appeler les dictatures ou les régimes forts – riches. C’est très important. Si vous reprenez l’exemple de l’Irak – vous allez parfaitement comprendre pourquoi j’insiste sur cette catégorie – l’Irak rappele-vous lors de la guerre contre l’Iran, Saddam Hussein était le dictateur moderniste. Ensuite quand il a envahi le Koweït, c’était le dictateur. Cette catégorie-là permet de jouer sur une palette, sur l’un ou l’autre. L’Arabie Saoudite dont il faut bien reconnaître deux choses c’est que d’abord elle ne fait jamais la guerre, sauf depuis le Yémen. L’Arabie Saoudite a essayé de participer à la guerre des Six jours mais le temps qu’elle mobilise une brigade, quand elle est arrivée en Jordanie la guerre était finie. Elle n’a aucun différend avec Israël en tout cas dans le passé elle n’a pa eu de conflit avec Israël.

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L’Arabie Saoudite est le plus gros client de la France
en moyenne lissée depuis environ 25 ans.

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La deuxième caractéristique c’est que l’Arabie Saoudite est le plus gros client de la France en moyenne lissée depuis environ 25 ans. Cela veut dire que si vous prenez tous les contrats saoudiens, c’est notre meilleur client. Pourquoi ? Parce que finalement comme on le constate au Yémen, les Saoudiens n’achètent pas des armes pour les utiliser, ou en tout cas quand ils les utilisent, ils les utilisent très mal. Mais par contre quand ils achètent des armes, ils utilisent des garanties de sécurité, c’est-à-dire qu’ils veulent avoir la garantie que le fournisseur viendra à leur aide le jour où ce sera nécessaire. Et donc on a une dualité. C’est-à-dire quand Saddam Hussein a envahi le Koweït et risquait d’envahir l’Arabie Saoudite la France était entre deux feux et se demandait : est-ce que finalement ce régime mérite d’être défendu ? Il utilise nos armes c’est quand même une bonne publicité. Il y a eu cette mobilisation internationale pour défendre le droit international c’est-à-dire le droit du Koweit d’exister. Je rappelle que le Koweït était la 19e province de l’empiré ottoman que les Anglais avaient coupé de l’Empire ottoman à cause du pétrole.

L’Arabie Saoudite est un pays dual, à la fois effrayant sur le plan des droits de l’homme et en même temps il est extrêmement important sur le plan économique, y compris sur le plan pétrolier. Donc évidemment vous avez toujours des hommes politiques qui insistent sur l’une ou sur l’autre de ces données. Quand la publication des livres de Chesnot et Malbrunot sur le Qatar a provoqué un électrochoc, tout à coup la banque a fermé, les Qataris ont changé l’ambassadeur à Paris. Comme la banque qatari a fermé, un certain nombre de personnes qui avaient des besoins, notamment des hommes politiques en campagne qui pouvaient éventuellement se présenter aux présidentielles sont allés chercher de l’argent auprès de l’Arabie Saoudite. Certaines critiques se sont alors éteintes d’un côté et se sont transposées. Par exemple Rachida Dati était très intransigeante sur le droit des femmes en Arabie Saoudite, avant. Aujourd’hui elle est beaucoup plus tempérée sur la question du droit des femmes en Arabie Saoudite.

Marianne : Puisque vous évoquez Rachida Dati, faisons un peu de name dropping. Est-ce que l’on peut recenser, hormis les responsables décisionnaires au niveau ministériel, le personnel politique français qui représente fidèlement les intérêts de l’Arabie Saoudite en France, quel que soit le monarque saoudien?

Pierre Conesa : Cela va plutôt se traduire par des décisions que par des discours, évidemment que l’on ne va pas vanter la noblesse du système saoudien. Il y a eu un cas quand même, celui d’une sénatrice qui a inventé le système de déradicalisation saoudien. C’était étonnant parce qu’elle a déclaré qu’il était très efficace. C’est vrai que transformer un salafiste jihadiste en wahhabite, le chemin est plus court que d’en faire un démocrate, quoiqu’on en dise. En effet les résultats sont actés pour une raison assez simple, c’est qu’à ces anciens terroristes violents, on offre une villa etc et donc ils baignent toujours dans cette culture de l’islam violent, mais tout ce qu’on leur demande c’est de ne pas faire d’activisme contre la dynastie. Evidemment on peut considérer que ce sont des radicalisés, mais il ne faut pas en conclure qu’ils vont devenir demain des libéraux.

Tout ce système que je viens de décrire a pour conséquence par exemple que Michèle Alliot-Marie, Rachida Dati au Parlement européen n’ont jamais voté une résolution de condamnation de l’Arabie Saoudite. Ca peut être une attitude de retenue ou de non-décision mais pas portée par un discours sur le thème de l’Arabie Saoudite. On est dans ce système dont la philosophie première c’est que l’on ne parle pas de l’Arabie Saoudite. Et donc si on peut empêcher [qu’on en parle], c’est mieux. On a du mal à trouver des textes glorifiant l’Arabie Saoudite ça c’est évident.

Après la publication de mon précédent livre, Docteur Saoud & Mister Jihad, dans lequel j’insiste sur la dualité du système, j’ai envoyé mon livre par courtoisie au Centre d’analyse et de prévision du quai d’Orsay qui est un organe très important officiel du ministère des affaires étrangères, lequel a confié la lecture du livre à l’homme qui représentait la France à l’Organisation de la coopération islamique. C’est à peu près comme si on avait confié au PCF un article sur le stalinisme à destination de l’opinion publique. Il a publié un texte que j’ai cité qui me reproche en gros d’être saoudophobe. Je pensais que c’était peut-être saoudophile qui était un problème mais enfin je me trompais probablement. J’ai été assez vicieux il faut le reconnaître parce que j’ai communiqué ce texte au Canard Enchaîné qui en a fait une brève. Et comme je connais l’effet qu’a le Canard enchaîné dans les administrations quand tout à coup une administration est épinglée, je dois dire que j’ai bu du petit lait ce jour là.

Quand je travaillais dans une société d’intelligence économique avant de prendre ma retraite, on allait le mardi soir à l’imprimerie du Canard enchaîné pour lire pendant la nuit le Canard enchaîné, pour avertir nos clients que leur tour arrivait le lendemain. C’est vous dire combien le Canard joue un rôle extraordinaire.

Marianne : Cette petite anecdote est intéressante parce qu’elle révèle peut-être en creux l’existence disons d’un lobby, même s’il y a des différences avec un lobby, pro-Arabie Saoudite de longue date au sein du Quai d’Orsay.

Pierre Conesa : A l’intérieur du Quai d’Orsay, il y a toute la palette des opinions sur l’Arabie Saoudite. La question c’est que si vous voulez faire une carrière il vaut mieux de temps en temps adopter le discours dominant et surtout ne pas laisser fuiter à l’extérieur un discours qui serait trop radicalement opposé à l’Arabie Saoudite. Quand il y a eu des gens qui se sont livré à ce genre d’exercice, parfois ils ont été purement et simplement rappelés.

J’avais un copain qui était ambassadeur au Tchad et il a envoyé un télégramme diplomatique pour apporter à Paris une information qu’il croyait très importante sur un Français qui avait été assassiné par l’entourage d’Idriss Déby. Il envoie ce télégramme à Paris et le télégramme se retrouve sur le bureau d’Idriss Déby, le président du Tchad. Et Déby a demandé que l’ambassadeur soit rappelé. Le copain ambassadeur est rappelé, mais la France n’a pas expulsé l’ambassadeur tchadien. Donc il existe des systèmes de perfusion, indignes, qui se font à l’égard de pays par des réseaux que je ne connais pas, je ne suis pas à l’intérieur de la machine. La note du Centre d’analyse et de prévision dont j’ai parlé précédemment était destinée à être diffusée à l’intérieur de l’administration. Ils ne pensaient pas qu’elle arriverait au Canard Enchaîné. Voilà l’état d’esprit. Il y a à l’intérieur du système des gens qui jouent leur carrière sur la défense de causes indéfendables.

Marianne : Il y a d’autres gens qui ne jouent pas leur carrière et dont on se demande quel est leur intérêt, ce sont des journalistes, vous leur faites un sort. Ils ne sont pas si nombreux. Vous en citez deux qui sont assez connus, Christine Ockrent, auteur d’une biographie de ce grand réformateur qu’est ben Salmane, livre paru à peu près au moment de l’assassinat de Khashoggi et dont vous précisez que vite l’éditeur a remanié la présentation. Christine Ockrent intervient chaque semaine sur France culture sur les problèmes de politique étrangère et notamment sur tous les problèmes du Proche-Orient et du Golfe arabo-persique. Ce n’est pas anecdotique quand elle publie cette biographie.

Et le deuxième est Alexandre Adler, que l’on connaît mieux comme spécialiste de la Russie.

Pierre Conesa : C’est un homme polyvalent.

Marianne : Il a fait sa célébrité dans un journal où je travaillais, à Libération, sur la Russie. Vous citez sa défense un peu contrainte de ben Salmane après l’assassinat de Kashoggi. Qu’en pensez-vous ? Et quel est leur intérêt ?

Pierre Conesa : Il y a deux choses, la mécanique de communication et puis la différence entre les deux journalistes que vous citez.

La technique de communication, en tout cas l’habitus en matière de communication c’est que comme l’on ne sait rien sur l’Arabie Saoudite, à chaque fois qu’il y a un nouveau monarque qui arrive au pouvoir, comme on ne sait pas quoi dire on dit : cet homme est l’homme du changement. Le problème à chaque fois qu’on l’a annoncé pour Fahd, pour d’autres, c’est qu’en fait il n’y a jamais de changement. Mais il faut bien créer quelque chose quand arrive un nouveau souverain. donc en général c’est cette même thématique. Le jour où apparaît Mohamed ben Salmane qui est le trentenaire bel homme, marié avec une seule femme officielle, enfin bref un homme que l’on pourrait croire être l’homme du changement.

Pour que vous compreniez le système de succession en Arabie Saoudite, c’est un système que l’on appelle système adelphique, c’est-à-dire qu’après Abdelaziz Saoud lui succède le premier fils de sa première femme, ensuite le premier fils de sa deuxième femme etc. Or comme il s’est marié douze fois – en n’en gardant à chaque fois que quatre, c’est un homme très respectueux de la hiérarchie de la religion – donc chaque fois qu’il voulait prendre une quatrième épouse, il en virait une du stock. Tous ces gens qui se sont succédé étaient du même père ils sont tous aujourd’hui octogénaires ou nonagénaires et donc le roi Salman, l’actuel roi, a décidé lui de rompre ce mécanisme et donc de désigner son petit-fils Salman. Et donc pour la première fois on a là un homme qui paraît être l’homme du changement.

Pourquoi j’insiste là-dessus ? Parce que justement le livre de Christine Ockrent est un livre sur la thématique du prince mystère d’Arabie Saoudite, c’est bien, mais quand on fait une biographie d’un homme vivant il vaut mieux essayer de le rencontrer. Or elle ne dit jamais qu’elle l’a rencontré. Ca veut donc dire qu’une grande partie de la biographie est une biographie faite en utilisant des sources ouvertes et éventuellement avec des contacts diplomatiques. Quand le livre paraît il y a tout à coup l’affaire Kashoggi, et il faut faire attention à ce que le livre ne soit pas trop laudateur. Je ne pense pas qu’elle ait été payée par l’Arabie Saoudite, elle a mis son nom sur un projet d’un thème qui évidemment faisait l’actualité pour les éditeurs.

Le cas d’Alexandre Adler est plus intéressant parce qu’Alexandre Adler est un homme qui sait tout sur tout. Il a une technique de communication très astucieuse : il cite les services de renseignement. Citer les services de renseignement c’est bien parce que vous pouvez dire que dans cette région du monde où les services pakistanais sont très actifs, vous n’aurez jamais un homme qui va vous démentir en disant « je suis le porte-parole des services pakistanais » ; mais ça donne une consistance formidable.

Une anecdote que j’ai vécue : j’arrive au ministère de la défense en 1992, je trouve Alexandre Adler dans les murs de la Délégation des affaires stratégiques qui venait d’être créée. On fait une réunion sur la Turquie et Adler nous fait le grand numéro, il prend la parole, il cite un texte du KGB de telle et telle date etc. Je me tourne vers un homme de la DGSE à côté de qui j’étais assis, et je lui dis « c’est intéressant ce qu’il raconte, ces textes », mon voisin me répond « non, il invente » . Ca m’a fait un choc. Et j’ai en effet constaté par la suite qu’Adler n’hésitait pas à inventer. Donc je vous cite l’exemple de ce texte, je pense en l’occurrence qu’il était payé. Quand on annonce que contrairement à ce que toute l’opinion publique croit ce ne sont pas les Saoudiens qui ont assassiné Khashoggi, mais que ce sont les Turcs, et que le surlendemain Mohamed ben Salmane dit « oui c’est nous », on est en droit de s’interroger sur la publication d’un tel texte.

On a donc soit des qui font un travail honnête mais malvenu, soit des journalistes dont on peut se demander s’ils font un travail honnête.

Marianne : Voyons maintenant l’autre face du lobby saoudien, celui que les Saoudiens exercent en France dans la communauté musulmane. Quels sont leurs relais ? Quelle est leur efficacité ? Que font-ils ? Vous évoquez le financement notamment de la grande mosquée de Strasbourg et vous nous direz que celle qui est en construction actuellement financée par Mili Gorus est peut-être une réponse qui traduit – c’est un aspect très intéressant du livre – la bataille d’influence, la concurrence des grands Etats sunnites, Turquie, Qatar, Arabie Saoudite, en France.

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La Ligue islamique mondiale est le bras armé
de la diplomatie religieuse saoudienne.

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Pierre Conesa : L’Arabie Saoudite est un pouvoir religieux, un pouvoir d’Etat. Pour préserver l’Etat saoudien et sa diplomatie, tout en permettant à sa diplomatie religieuse de se déployer, les Saoudiens sont créé la Ligue islamique mondiale, qui est le bras armé de la diplomatie religieuse saoudienne. Quand il y a des finances dont le siège est à Ryad, dont le secrétaire général est un Saoudien et quand elles financent une mosquée à l’étranger, cela leur permet de prétendre que c’est la Ligue islamique mondiale, donc que c’est l’ensemble des pays musulmans qui participent au financement de mosquées, l’Arabie Saoudite en tant qu’Etat n’apparaissant pas. C’est la même logique qu’avec les boîtes de communication. Officiellement, en façade, c’est la Ligue islamique qui paie, mais en réalité le financeur est l’Arabie Saoudite.

Marianne : L’Arabie Saoudite est le deuxième financeur de mosquées en France après le Maroc mais devant l’Algérie.

Pierre Conesa : C’est exact. On a en effet un pays qui a contribué à financer des mosquées et a affecté en plus des personnels, des imams donc on a des gens qui sont de purs produits du système saoudien. Mais ils sont aussi en concurrence avec d’autres pays qui ont de vieux liens avec la France comme par exemple le Maroc qui n’est pas du tout sur la même ligne religieuse. L’Arabie Saoudite a cette volonté, comme je vous le disais à propos des sociétés de communication, de ne pas apparaître en tant qu’Etat actif. Elle utilise un faux nez qui est la Ligue islamique mondiale.

Aujourd’hui les pays les plus critiques à l’égard de cette diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite sont paradoxalement les pays arabes. L’Algérie a un discours radical contre l’action de l’Arabie Saoudite, discours incroyablement violent. En Europe on n’a pas le dixième de cette violence [contre l’Arabie Saoudite]. Et pourquoi ? Parce que l’Arabie Saoudite a mené cette action religieuse contre tout le socialisme arabe avec lequel l’Algérie indépendante a commencé à agir. Dix ans de guerre et 100.000 morts ça laisse des traces, contre des gens qui sont finalement très proches des salafistes djihadistes que nous connaissons, proches des talibans qui légitiment la violence sur des terrains religieux et qui sont prêts à massacrer y compris des populations civiles. Rappelez-vous par exemple le massacre de Bentalha, un village qui a été rasé par le GIA. Les Algériens, en particulier l’armée algérienne qui a été au premier rang de la lutte contre le GIA sont évidemment ceux qui sont aujourd’hui les plus critiques à l’égard de l’ingérence de l’Arabie Saoudite dans la vie religieuse de leur pays. Et et on est à dix mille lieues de ce qu’on entend ici.

Marianne : C’est très intéressant, vous mentionnez le financement de livres coraniques, de livres d’éducation destinés aux écoles coraniques privées en France, des livres, vous en faites la démonstration documentée, qui sont ouvertement marqués par un esprit profondément anti-républicain, et pour cause.

Pierre Conesa : Et surtout avec une lecture de l’islam qui n’a rien à voir avec l’islam des Lumières. Un prédicateur français musulman, imam dans une grande ville française, me disait que le salafisme est la version la plus raciste, la plus antisémite, la plus homophobe, la plus sectaire et la plus anti-féministe de l’islam. Une fois que vous avez cette définition, vous n’avez pas besoin de lire les textes, vous avez tous les éléments composant la pratique du wahhabisme quand elle est exportée dans ces fameux livres.

La France a des troupes au Mali qui se battent contre l’arrivée des salafistes à cause de ce trait de génie qu’avait eu BHL de vouloir absolument faire la guerre à un homme du socialisme arabe qu’était Khadafi. Le responsable, le grand dirigeant de la communauté musulmane du Mali s’appelle Mahmoud Dicko, c’est un ancien étudiant de l’université islamique de Médine. Il a refusé de condamner l’attentat contre le Radisson Blue où il y avait évidemment des Occidentaux.

Marianne : Il a mené des manifestations de rue à Bamako et au Mali qui ont abouti à la prise du pouvoir par une coalition militaire et au départ de Boubacar Keita.

Pierre Conesa : On est face aujourd’hui à quelque chose qui a structuré un certain nombre de sociétés, y compris dans la zone sahélienne puisque ça ne s’arrête pas au Mali mais concerne aussi le Burkina, le Niger etc. Ceci est le résultat d’un travail de très long terme qui s’est fait dans la plus grande discrétion tout simplement parce qu’on a cherché ou qu’on a regardé ailleurs. A l’intérieur des systèmes diplomatiques, des systèmes de renseignement etc, l’intérêt était ailleurs. Evidemment quand on a vu ce qui se passait en Algérie, on n’allait pas s’intéresser directement à ce qui se passait au Mali. Pourtant c’était les mêmes germes.

Marianne : Diriez-vous que la France est aujourd’hui pour l’Arabie Saoudite, le Qatar et la Turquie, un lieu de conquête, utilisant entre autres le soft power ? L’Arabie Saoudite avec Havas a essayé d’avoir un soft power sur le culturel. Est-ce qu’on a une bataille d’influence de ces trois pôles sunnites pour conquérir les populations arabo-musulmanes de France ?

Pierre Conesa : La France est le pays qui a accueilli la plus grosse communauté juive, la plus grosse communauté arménienne, la plus grosse communauté chinoise, la plus grosse communauté musulmane de l’ensemble des pays de l’Union européenne. Pourquoi j’insiste là-dessus ? Parce que paradoxalement on n’a des problèmes qu’avec une partie de la communauté musulmane. Tous les autres ne demandent pas des statuts particuliers. Progressivement le débat s’est installé et c’est la république qui est mise en accusation au lieu de se demander pourquoi seul l’islam est touché par ce genre de phénomène. Donc on revient à l’origine de ces pays qui ont voulu faire de l’activisme islamo-politique, d’abord il y avait des Qataris avec une absence totale de personnel. Ils avaient de l’argent mais une absence de personnels. Les Saoudiens qui par contre avaient l’argent et les personnels. Et puis les Turcs qui sont les derniers arrivants dans ce système.

On se trouve dans cette situation étonnante où c’est la république qui est mise en accusation en disant qu’elle est intolérante, alors qu’on a des gens qui ne demandent que du droit dérogatoire séparatiste, pour utiliser le terme du débat parlementaire. Et donc au lieu de renverser la problématique en disant : c’est vous qui êtes dans une situation de contestation de la loi républicaine, ce n’est pas la loi républicaine qui refuse votre intégration… on en arrive à cette situation.

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Stratégies et buts
du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF)

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Il y a un organisme qu’il faut bien connaître c’est le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF). Le CCIF est une structure qui s’est mise en place en 2003 et qui évidemment comme son nom l’indique est là pour dénoncer les actes islamophobes. L’islamophobie n’existant pas dans le droit français, l’intérêt était d’inscrire le terme dans le débat médiatique. La première technique consistait à intenter systématiquement des procès en diffamation à des gens qui critiquaient l’islam. Alors tous les journalistes y sont passés et quelques hommes politiques. Tous les procès ont été perdus. Evidemment l’islamophobie n’existant pas, il ne se trouvera pas un juge pour condamner. A la suite de ces multiples échecs, le terme est quand même entré dans les moeurs .

Après cela il y a eu la volonté de s’attaquer aux hommes politiques, mais c’était toujours un peu risqué.

L’étape suivante, on n’accuse plus des personnes mais on accuse le système. Le CCIF a donc accusé l’Etat français d’être structurellement islamophobe. L’avantage c’est que personne ne répond. Je ne suis pas l’Etat, je ne vais pas vous répondre. On est dans le flou complet, l’importance est d’inscrire le terme [dans le débat, dans les medias].

La dernière étape est de pouvoir faire inscrire leurs revendications et de pouvoir les mettre sous le même terme que l’antisémitisme le racisme etc.

J’ai vécu un épisode personnel intéressant. En 2014 j’ai rédigé un rapport pour une fondation privée sur quelle politique de contre-radicalisation en France. J’ai demandé à rencontrer le CCIF, je les appelle en leur disant que je travaille sur la radicalisation et que je voudrais connaître leur point de vue. La porte-parole du CCIF qui est une jeune convertie me répond :

– Nous ne nous intéressons pas au radicalisme, la seule chose qui nous intéresse ce sont les actes islamophobes.

Je lui réponds que quand il y a l’affaire Merah ou Memouche, il y a une campagne de presse, donc vous avez certainement des positions.

– Réponse : Ah non nous ça ne nous concerne pas seuls les actes islamophobes…

– C’est marrant, quand je parle avec vous j’ai l’impression de parler avec le CRIF.

– Silence…

– Le jour où vous avez un musulman radical et un juifs intégriste qui se bagarrent, comment faites-vous ? C’est de l’antisémitisme ou c’est de l’islamophobie ?

Je ne sais pas pourquoi, elle a raccroché.

Il y avait des gens qui baignaient dans cette idée, que tout acte est islamophobe.

Pour rester sur ce sujet, même à l’occasion de l’égorgement du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray assassiné dans son église, j’ai gardé le communiqué du CCIF, c’était : « Nous sommes contre toutes les violences, mais attention à la montée des actes islamophobes. »

Marianne : Je reviens sur l’Arabie Saoudite avec cette question : est-ce qu’il y a aujourd’hui, est-ce que vous pouvez en témoigner grâce aux enquêtes que vous avez mené avec vos collaborateurs pour ce livre, y a-t-il une concurrence ouverte visible en certains lieux ou chez certaines personnes entre ces trois grands pôles, la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite en France ?

Pierre Conesa : Différence importante entre les pays du Golfe et les autres, et la Turquie : les pays du Golfe n’ont pas de diaspora à l’étranger, à la différence de l’Algérie, du Maroc, de la Tunisie. Ces pays, surtout dans les premières générations d’immigrés, avaient la volonté de garder le contrôle de ces Algériens, ces Marocains, ces Tunisiens de France. Il n’y a pas de Saoudiens, il n’y a pas de Qataris. Les Turcs, surtout depuis Erdogan, ont la volonté de garder le contrôle sur les émigrés Turcs, parce qu’on est à la première ou deuxième génération, c’est le moment où le lien doit être maintenu avec la mère patrie. D’où la mise en place de Mili Gorus et du DITIB (?), l’autre organisme qui gère les mosquées. Et donc on est dans une situation – c’est aussi une question générationnelle et une question de moyens – quand le Qatar et l’Arabie Saoudite donnent de l’argent, éventuellement envoyent des imams, la volonté d’Erdogan est de garder à l’intérieur de la vie politique française ce levier que constitue la possibilité d’instrumentaliser les Turcs de France. Il y a cet intérêt de concurrence c’est évident.

On l’a vu avec la mosquée de Strasbourg où l’on avait une demande de financement pour une mosquée formulée par un organe qui refusait de signer la Charte de l’islam de France. Donc n’importe quel homme politique aurait dû répondre : désolé pour vous ce n’est pas possible. Mais ça n’a pas été le cas. Finalement le scandale a été tel que Mili Gorus a retiré sa demande de subvention. Donc oui bien sûr vous avez parfaitement raison sur la volonté de prendre la France comme terrain. Mais les Turcs sont plus nombreux en Allemagne qu’en France.

Marianne : En conclusion nous allons reparler de l’assassinat de Kashoggi.

Pierre Conesa : La France n’a pas les mêmes relations avec l’Arabie Saoudite que des pays comme les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Une grande partie de la communauté des richissimes Saoudiens s’oriente vers Londres plutôt que vers Paris. Il y a des liens qui sont assez forts parce que la présence saoudienne est beaucoup plus visible dans un pays comme les Etats-Unis ou comme la Grande-Bretagne. Et en plus la connaissance même de la société saoudienne est meilleure dans ces pays-là. J’ai été frappée du fait que des universitaires pour lesquels on est en droit d’attendre qu’ils fassent une étude sur la diplomatie religieuse de l’Arabie Saoudite ne l’ont pas faite.

Il y a un livre qui s’appelle l’Arabie Saoudite en 100 questions, mais la question 101 c’était : que sont devenus les cinq princes rebelles qui ont disparu de la surface de la planète ? Parce que Khashoggi est le 5e. Et les autres ? En même temps on peut comprendre la chose. Il y a ce profil de princes qui émargent au budget de l’Etat et qui une fois à l’étranger se découvrent un sens critique, se découvrent une espèce de volonté démocratique etc, et qui brutalement, totalement, disparaissent de l’actualité. On peut se demander ce qu’il en est. Mais qui voulez-vous intéresser avec un prince saoudien qui disparaît ? Ce n’est pas un sujet médiatique. Ce qui est amusant c’est qu’avec Kashoggi les erreurs, les maladresses, la cruauté étaient tels que tout à coup ça a remis en lumière les autres épisodes.

Pour vous donner une idée de comment raisonnent ces princes qui se veulent tout à coup des dissidents critiques, il y en a deux qui ont disparu après avoir demandé à l’ambassade saoudienne sur place de leur louer un avion pour faire un déplacement en Europe, et l’avion au lieu de se poser en Europe s’est posé à Ryad. Le degré d’indépendance intellectuelle de ces gens est absolument intéressant à connaître. Par contre la question est encore : pourquoi n’en parle-t-on pas quand on fait un livre sur l’Arabie Saoudite ? L’affaire Kashoggi était le paroxysme de cette habitude. L’affaire Kashoggi a eu cet avantage extraordinaire grâce aux Turcs de pouvoir être révélée.

Dans la rivalité que vous évoquiez tout à l’heure c’est-à-dire entre la volonté d’Erdogan d’être le leader du monde sunnite et la dynastie saoudienne, le coup de pied dans les tibias était évidemment bienvenu. Mais penser que les Turcs aient pu sonoriser la totalité du consulat saoudien pour savoir comment Kashoggi a été assassiné (puisqu’ils ont pu le décrire), cela laisse penser que l’idée était ancienne. Le récit de l’assassinat a été révélé par les Turcs. On avait tous les éléments d’une espèce de révolte extraordinaire. Et là encore on revient avec les sociétés de communication, elles ont toutes maintenu leur contrat. Il n’y en a aucune qui a renoncé. Le paradoxe c’est qu’aujourd’hui Publicis est la plus importante agence de communication au service de l’Arabie Saoudite depuis qu’ils ont racheté la fameuse boîte Corvis dont je vous ai parlé en 2012, c’est-à-dire que c’est ce genre de boîtes qui sont les faux nez qu’utilisent les grandes boîtes de communication pour dire mais non c’est pas nous.

La chaîne Youtube de Marianne

Entretien transcrit par « Des Livres et Nous »

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