Cygne Noir

Ordre, force et raison, les bases de tout progrès véritable (Charles Maurras)

Vidéo Ego Non

Ordre, force et raison,
les bases de tout progrès véritable
(Charles Maurras)

Par Ego Non

Transcription par « Des Livres et Nous »

L’opinion commune a tendance à faire du progrès une idée intrinsèquement de gauche et à ne voir dans la droite qu’un mouvement réactionnaire uniquement tourné vers le passé. Il est vrai que la critique du progressisme est une donnée très importante dans la pensée de droite et elle est même bien souvent éminemment salutaire et nécessaire. Néanmoins il me semble qu’il y a un danger dans cette posture qui consiste à s’enfermer dans l’inaction à force de passéisme et laisser à la gauche le monopole du progrès, c’est-à-dire de l’idée de tout changement positif pouvant arriver dans la société.

Loin de se complaire dans une vision idéalisée du passé, ne faut-il pas plutôt opposer à la conception romantique et égalitaire du progrès une autre vision du progrès compatible, elle, avec les notions d’ordre et de tradition ? C’est ce que nous verrons aujourd’hui avec une référence majeure de la droite française : Charles Maurras et sa critique du passéisme romantique.

« Le malheur qui nous vise tentera toujours de nous déloger des hauts plateaux de l’être auxquels l’esprit et l’âme se sont élevés quelque jour. Raison de plus de nous y cramponner, quant à nous. De cimes fermement tenues dépendra notre accès au plan supérieur. Elles nous fourniront le moyen de faire mieux et plus beau, comme de devenir meilleurs et mettront à nos pieds la chance unique du progrès. Au contraire, céder sur le passé, l’acquis, rejette à la duperie des révolutions, à leur mécompte radical. Ces épreuves du monde en devraient porter la leçon. » Charles MAURRAS

Pour exposer ses idées, je voudrais partir d’un petit texte de Maurras aussi court qu’intéressant, à savoir Trois idées politiques. En effet, Charles Maurras est un auteur aussi connu que méconnu. Vu l’importance qu’il a eu dans l’histoire des idées politiques au XXe siècle ceux qui ne le connaissent que de nom se le figurent sous les traits d’un doctrinaire aride et sec, uniquement obsédé par des questions politiques. Or rien ne saurait être plus faux. Charles Maurras était d’abord et avant tout un homme de lettres, un amoureux de la beauté classique, et un amoureux de la littérature. Et c’est justement en artiste, en écrivain et en poète qu’il s’est intéressé à la question politique. C’est ce qui fait son originalité et sa force selon moi. Mais aussi parfois, je le reconnais, sa faiblesse par rapport à d’autres théoriciens de son époque.

J’en veux pour preuve le texte qui va nous intéresser aujourd’hui, Trois idées politiques, sous-titré Chateaubriand Michelet et Sainte-Beuve. Il s’agit d’un des tout premiers textes politiques de Maurras écrit en 1898, deux ans avant sa fameuse Enquête sur la monarchie. Maurras a alors 30 ans, écrit en critique littéraire, se saisissant de l’occasion à la fois du cinquantenaire de la mort de Chateaubriand, du centenaire de la naissance de Michelet et de l’inauguration d’une statue de Sainte-Beuve, survenant tous les trois la même année, pour revenir sur chacune de ces trois figures littéraires et faire émerger une sorte de leçon politique à partir de chacune d’entre elles. Car Maurras est en effet d’abord et avant tout un génie critique et sa critique est créatrice de valeur et d’enseignement.

Bien que très court (moins d’une cinquantaine de pages environ), ce texte occupe une place capitale dans l’oeuvre de Maurras. Toute sa philosophie politique s’y trouve en quelque sorte ébauchée. Maurras a trouvé ici les idées et les intuitions qu’il approfondira ensuite dans tout le reste de son oeuvre. Son but avec ce texte n’est pas d’élaborer une critique littéraire exhaustive et objective de ces écrivains, mais de partir de ce que ces écrivains représentent chacun pour les divers milieux de la France de son époque. Il résume son idée ainsi :

« La vieille France, c’est-à-dire la droite, croit tirer grand honneur de Chateaubriand. Elle se trompe. La France moderne (grosso modo la gauche) accepte Michelet pour patron, mais elle se trompe à son tour. En revanche ni l’une des deux France ne nous montre un souci bien vif de Sainte-Beuve ; c’est encore une faute, un Sainte-Beuve peut les remettre d’accord. »

En termes moins sibyllins, il s’agit pour Maurras de dénoncer successivement les illusions passéistes de la droite et les illusions progressistes de la gauche à travers les figures de Chateaubriand et de Michelet pour proposer ensuite, sous le patronage de Sainte-Beuve, le dépassement de cette opposition.

Il se livre en premier lieu à une critique psychologique et politique de Chateaubriand, d’une grande férocité. Evidemment les qualités artistiques et littéraires de Chateaubriand ne sont pas en cause. Mais Maurras croit déceler en lui un certain état d’esprit, un type psychologique et humain constituant le dévoiement de toute pensée de droite authentique. Maurras est peut-être excessif dans sa condamnation de Chateaubriand – je laisse les amateurs de son oeuvre en juger – mais il me semble qu’il a identifié avec une grande justesse une des tares ou une des apories prégnantes dans la pensée de droite qu’il convient de corriger pour mieux avancer. C’est pourquoi j’ai décidé d’en parler aujourd’hui. Voyons donc en quoi consiste la critique. A première vue la vive hostilité de Maurras à l’encontre de Chateaubriand peut paraître surprenante.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas ce dernier, Chateaubriand était un écrivain du 19e siècle s’étant illustré par un engagement en faveur du royalisme, ayant participé au renouveau du catholicisme en France après l’épisode révolutionnaire par un livre majeur : Génie du christianisme. A priori un tel personnage aurait dû donc forcément plaire au futur théoricien de la monarchie qu’était Maurras. Or c’est tout le contraire. La démarche de Chateaubriand doit être condamnée à ses yeux pour son attitude apolitique et pour son romantisme morbide qui ne dénonce les ravages de la révolution que pour mieux se complaire dans la nostalgie d’un paradis perdu. Toute son oeuvre semble dirigée contre les idées de la révolution, mais elle se délecte en fait des destructions causées par celle-ci car Chateaubriand ne souhaite pas vraiment voir au fond le triomphe de ses propres idées. C’est pourquoi Maurras écrit :

« Si le Génie du Christianisme lui donne l’attitude d’un farouche adversaire de la révolution, de fait, il en a été le grand obligé. »

Et ensuite avec une grande acuité psychologique Maurras affirme :

« Il aima, mortes et gisantes, des institutions qu’il avait fuies dans le désert quand elles florissaient. Il leur donna, non point des pleurs, mais des pages si grandement et si pathétiquement éplorées que leur son éveilla, par la suite, ses propres larmes. »

En d’autres termes, Chateaubriand se fait une idée tellement idéalisée, pure et parfaite du passé, que tout reconquête lui paraîtrait forcément insatisfaisante. Maurras lui reproche en effet très concrètement son attitude lors de la Restauration. Tant que la monarchie semblait perdue à jamais, Chateaubriand était son plus grand défenseur. Mais dès qu’elle sembla renaître avec Louis XVIII et la Restauration après l’épisode napoléonien, Chateaubriand devint un des critiques permanents du nouveau roi, arguant du fait que la monarchie légitime avait cessé de vivre et qu’elle ne correspondait pas à ses attentes. La pensée politique de Chateaubriand est ainsi pour Maurras sans aucune consistance. Il exalte la monarchie légitime mais ne souhaite aucunement son retour. S’il aime la monarchie, il ne l’aime qu’au passé, et non en vertu de certains principes traditionnels pérennes, de certains principes qui seraient encore valables pour l’avenir.

Chateaubriand aime les ruines et se complaît dans leur contemplation. Voilà en quoi consiste toute sa pensée politique. Dès lors Maurras jette un soupçon sur l’ensemble de ses critiques adressées aux idées modernes. Si la critique peut être évidemment profitable, et Maurras est évidemment le dernier à le nier, une certaine forme de critique virulente, nostalgique, romantique, constitue en fait un appel à plus de destructions encore. On condamne le temps présent en exaltant le bon vieux temps, mais on se réjouit au fond de le voir s’éloigner de plus en plus pour devenir une sorte d’image d’Epinal intouchable. A voir la façon dont Chateaubriand condamnait et craignait la démagogie et le socialisme, observe Maurras, on se demande en fait s’il ne l’appelait pas de tous ses voeux. Prévoir certains fléaux, les prévoir en public de ce ton sarcastique, amer et dégagé équivaut en fait à les préparer, dit Maurras.

Naturellement, vous vous en doutez, ses critiques dépassent largement la seule personne de Chateaubriand et je vous invite à y réfléchir de votre côté. Quand on entend des gens répéter inlassablement que tout est perdu, que tout est foutu, qu’il n’y a plus rien à faire, que toute forme d’action quelle qu’elle soit est vaine, que nous ne retrouverons plus jamais notre grandeur passée, il est permis de s’interroger et de se demander si de tels discours ne sont pas le produit d’une sorte de joie morbide, d’un amour pour les ruines plus que pour les beaux édifices qui sont par définition longs à bâtir. Ne pourrait-on pas y voir une posture esthétique, un alibi commode et élégant pour demeurer dans l’inaction ? En effet, quand le passé cesse d’être le réservoir de leçons et d’enseignements pour l’avenir pour ne devenir qu’un objet de contemplation sinistre, nous entrons alors dans une impasse et dans la torpeur du manque de courage. Maurras écrit alors ces quelques lignes superbes et profondes qu’il convient de garder à l’esprit face à tous les discours faisant preuve de nostalgie incapacitante :

« Assurément, ce noble esprit, si supérieur à l’intelligence des Hugo, des Michelin et des autres romantiques, ne se figurait pas le nouveau régime sans quelque horreur. Mais il aimait l’horreur : je voudrais oser dire qu’il y goûtait, à la manière de Néron et de Sade, la joie de se faire un peu de mal, associée à des plaisirs plus pénétrants. […] Race de naufrageurs et de faiseurs d’épaves, oiseau rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand n’a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le transmissible, le fécond, le traditionnel, l’éternel : mais le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs de regrets. »

Ne voir dans le passé que ce qui est passé ne nous aidera pas dans le combat politique. Il s’agit bien plutôt pour Maurras de déceler dans les leçons politiques du passé un sol ferme sur lequel il sera possible d’édifier l’avenir. Chateaubriand incarne donc pour Maurras l’archétype même d’un conservatisme insensé et dévoyé, sentimentalement tourné vers le passé, incapable de proposer quoi que ce soit de fécond pour l’avenir.

Mais à ce sentimentalisme passéiste correspond un autre sentimentalisme, un sentimentalisme progressiste que l’on retrouve cette fois en la personne de Michelet. Jules Michelet était un historien français du XIXe siècle, auteur d’une monumentale Histoire de France et d’une Histoire de la révolution française, qui devint une des figures tutélaires de la IIIe république. Tous ses livres étaient enseignés à l’école républicaine, faisait office d’autorité indépassable. Or pour Maurras, loin d’être un esprit émancipateur, Michelet est le type même de l’homme possédé par le sentimentalisme, toujours esclave de son imagination. Il fit de la pensée et de la politique avec le coeur uniquement et non avec la tête. Comme l’écrit Maurras :

« Michelet fit penser son coeur sur tous les sujets concevables, l’histoire des hommes, de la nature, de la morale, de la religion. Il crut connaître par le coeur les causes des faits, leurs raisons et leur sens humain ou divin ; il eût même exercé son coeur à jouer aux échecs et à réduire des fractions. »

ajoute-t-il avec ironie.

Par cette brève description vous reconnaîtrez peut-être déjà tous ces gens qui, aujourd’hui plus que jamais, croient penser sérieusement alors qu’ils ne sont que dans le sentiment et dans le pathos moralisateur. Comme Michelet ils élèvent jusqu’à la dignité de dieux chaque rudiment d’idées générales qui passent à leur portée et ces divinités temporaires sont, au gré du moment, et toujours munies d’une lettre majuscule, la Vie, l’Egalité, le Peuple, la Justice, l’Amour, le Droit, la Révolution, etc. Et chacun de ces grands mots fait toujours face à un ennemi commun qui s’appelle, selon le besoin du moment, la Mort, la Haine, l’Autorité, etc. Un aveugle se prenant pour un guide, voilà ce qu’est Michelet pour Maurras, reprenant une formule de Dante. Michelet ignore la raison pour ne se fier qu’à son seul sentiment et la vision de l’avenir qu’il propose est une chimère tellement absurde qu’elle ne pourrait conduire qu’à un nouvel obscurantisme généralisé. Une fois encore, la critique de Maurras est terriblement actuelle. Ce qu’il écrit pour Michelet vaudrait encore certainement pour de nombreux défenseurs des idéologies égalitaires qui ont encore cours aujourd’hui. Je vous laisse mettre les noms que vous voudrez sur cette critique. Maurras écrit :

« Michelet moraliste ignore la raison ; politique, il n’en tient non plus aucun compte réel. Il crée un droit et même un privilège au profit de la non-valeur. Il forge à tout néant des titres à la vie. Tout coeur d’homme lui apparaît, comme son coeur, l’asile des oracles et le temple des prophéties, chose divine, inviolable et incoercible. […] Ce qu’il raconte et célèbre en quarante volumes, ce n’est pas l’histoire de la France ni du peuple français, mais les fastes de notre plèbe ; ce qu’il en exalte, au-delà de tout, c’est deux passions, nullement particulières à ce pays et communes à toute masse populaire indiscrètement agitée : l’impatience de l’ordre, la furie de l’égalité. »

Le progrès que vante Michelet, à l’instar de tous les partisans de l’égalitarisme, n’en est pas un. Il n’est qu’une vaine illusion génératrice de désordres, de destruction et d’abaissement de l’intelligence au profit de la sensibilité déréglée.

C’est ainsi que Maurras, condamnant ces deux formes de romantisme, passéiste et progressiste, réactionnaire et égalitariste, propose de dépasser cette opposition en important un troisième terme c’est-à-dire une conception rationnelle et ordonnée du progrès en accord avec l’idée de tradition à travers la figure de Charles-Augustin Sainte-Beuve.

Sainte-Beuve n’est aujourd’hui guère connu et c’est bien regrettable car il fut l’un des esprits les plus pénétrants du XIXe siècle. Critique littéraire et écrivain français, Sainte-Beuve exerça son intelligence et sa grande capacité d’analyse sur la plupart des sujets importants ou des personnalités littéraires de la France, qu’il exprima ensuite, notamment dans son oeuvre majeure, les Causeries du lundi, une somme impressionnante de portraits littéraires. Or c’est justement pour cette capacité d’analyse impressionnante, pour cette capacité de toujours déceler le vrai au milieu des brumes de la sensiblerie que Maurras vit en Sainte-Beuve un précurseur de sa propre méthode. Méthode que Maurras appela « l’empirisme organisateur ». C’est dans ce texte que ce terme apparaît pour la première fois. En quelque sorte, cette méthode consiste à analyser le présent à la lumière du passé pour prévoir l’évolution des sociétés et en tirer des principes d’action. Maurras la résume ainsi en une formule :

«C’est la mise à profit des bonheurs passés en vue de l’avenir que tout esprit bien né souhaite à son pays. »

Comme Chateaubriand et Michelet, Sainte-Beuve possédait une sensibilité exacerbée. Mais il savait la maîtriser au moyen d’un esprit organique comparable à celui de Thomas d’Aquin. La comparaison peut surprendre. Elle vient d’Anatole France. Maurras la reprend à son compte. Mais il ajoute néanmoins tout de suite après que chaque époque possède le Thomas d’Aquin qu’elle mérite. C’est ici un point capital dans la pensée maurrassienne qui n’a pas toujours été compris. Par ses condamnations répétées du romantisme et de la sensiblerie, on a souvent estimé que Maurras refusait ou méconnaissait les forces du sentiment. Or ce n’est pas le sentiment que Maurras rejette en politique mais bien plutôt le sentiment déréglé ; le sentiment qui prend une importance démesurée ; le sentiment qui prend le pas sur la raison et sur l’observation. Le sentiment est évidemment fondamental en ceci qu’il décide d’une passion première, d’un engagement de départ, le désir de défendre son pays par exemple. Mais comme le dit Auguste Comte :

« L’esprit doit toujours être le ministre du coeur et jamais son esclave. »

L’empirisme organisateur n’est donc pas un simple rationalisme desséché, ni un pur pragmatisme qui s’en tiendrait aux faits sans principes directeurs. Le coeur qui se met au service de la raison est compris ici comme la volonté du positif, la tendance au bien, la tendance au meilleur. Un empirisme qui ne recevrait pas cette impulsion et cette direction de bonne volonté irait importe où, ferait n’importe quoi, indifféremment apte au bien et au mal. Mais à l’inverse, un simple désir du bien, sans analyse rationnelle des faits, ne peut qu’aboutir à l’échec. C’est pourquoi Maurras écrit :

« En politique, notre maîtresse c’est l’expérience. »

Envers et contre tous les rêveurs qui préfèrent demeurer dans les nuées improductives de leur imagination, Maurras enjoint à toujours se référer à la politique et à l’histoire réelle telle qu’elle se fait, et non telle qu’elle devrait se faire. Albert Thibaudet, un commentateur et contemporain de Maurras, définit ainsi sa méthode :

« Observer des moments privilégiés, de belles réussites, se demander les causes de ce privilège et de cette réussite, les reconnaître, les aider, les susciter là où elles peuvent être sollicitées ou reproduites. »

L’analyse et la synthèse sont donc les deux mouvements que Maurras retient de Sainte-Beuve. Il s’agit tout d’abord d’examiner ce qu’il appelle les « coups de bonheur », c’est-à-dire ce qui s’est produit de meilleur en politique puis d’élaborer une science de la bonne fortune. La référence est ici clairement machiavélienne. Il y a au départ une sensibilité, il y a un goût capables de reconnaître la beauté. Puis s’y fonde un art de saisir l’occasion, ce que Machiavel nomme la virtù. Dans son petit essai, Mademoiselle Monk, Maurras définit la politique ainsi :

« Toute la politique se réduit à cet art de guetter la combinazione, l’heureux hasard, de ne point cesser d’épier un événement comme s’il était là, l’esprit tendu, le coeur alerte, la main libre et presque en action. »

Par l’empirisme organisateur, Maurras rejette les philosophies déterministes et fatalistes de l’histoire, qu’elles soient optimistes ou pessimistes. On peut tirer de l’histoire un ensemble de vérités politiques et de lois sociales, certes. On peut conclure que tel régime politique par exemple est supérieur à tel autre dans telles ou telles circonstances. Mais on ne peut jamais s’assurer de l’inéluctabilité ou non d’un événement, car l’histoire est toujours ouverte. Elle est le lieu par excellence de l’imprévu.

Rationalisme et volontarisme sans les deux piliers sur lesquels est bâtie la pensée maurrassienne. L’intelligence détermine les conditions présidant au succès de l’entreprise et la volonté met en branle les forces nécessaires au renversement d’une situation. Son refus de tout pessimisme fait de Maurras un penseur atypique parmi les contre-révolutionnaires. Par exemple, il ne refuse pas l’idée de progrès en tant que tel, mais préfère lui redonner tout son sens en rappelant qu’il n’y a pas un progrès général du monde mais des progrès. Le train du monde n’est pas une courbe ascendante, comme le pensent les rêveurs optimistes, ni une éternelle courbe descendante, comme le répètent inlassablement les déclinistes. C’est bien plutôt une ligne brisée, pense Maurras, avec des hauts et des bas, des moments de grandeur et des périodes de décadence. La décadence survenant quand on ne respecte plus les règles du succès. Mais si Sainte-Beuve lui apparaît comme le précurseur de l’empirisme organisateur, c’est en la personne d’Auguste Comte que Maurras reconnaîtra son véritable maître et auquel il consacrera une apologie en 1905. Sa conception du progrès doit donc être mise en relation avec les grandes sentences qu’on retrouve dans l’oeuvre d’Auguste Comte comme :

« Le progrès est le développement de l’ordre. »

« L’Amour pour principe et l’Ordre pour base ; le Progrès pour but. »

« Ordre et progrès »

que l’on retrouve également sur le drapeau du Brésil depuis 1889.

Le progrès, on le comprend bien, ne peut être pour Maurras que le résultat d’efforts continus et acharnés. De même qu’on progresse dans l’apprentissage d’une langue en faisant des efforts constants, en respectant les règles de la syntaxe et de la grammaire et qu’on régresse en délaissant l’étude et l’exercice de celles-ci, une nation, une civilisation progressent quand son peuple s’astreint à se dépasser et régresse quand il se laisse aller à faire n’importe quoi et à suivre les premiers mouvements de son humeur. Le progrès véritable ne va pas sans un ordre dirigeant tous les efforts fournis vers un but suffisamment haut et grandiose. Le progrès conçu comme fleur de l’ordre constitue donc le point d’aboutissement de toute évolution civilisatrice et non point une rupture révolutionnaire avec le passé. La tradition est ce qui est transmis de génération en génération. Or le devoir de tout héritier n’est pas de conserver strictement ce qu’il a reçu mais de le faire fructifier et mûrir. La véritable tradition est donc inséparable du progrès bien compris.

Maurras nous enjoint donc à ne jamais désespérer seulement, même quand tout semble perdu, qu’on ne voit pas à notre simple échelle individuelle d’issue à ce calvaire politique, rappelons-nous que l’histoire recèle bien souvent de divines surprises auxquelles nous ne pouvions nous attendre. L’enjeu de tout militant politique sera donc de guetter ces occasions et de se saisir d’elles quand le moment sera venu afin de conduire à nouveau son pays vers l’ordre et le progrès. C’est ainsi qu’il faut replacer dans son contexte et comprendre cette citation fameuse de Maurras dans l’Avenir de l’intelligence, si souvent répétée mais qui peut encore nous inspirer :

« Je comprends qu’un être isolé, n’ayant qu’un cerveau et qu’un coeur, qui s’épuisent avec une misérable vitesse, se décourage et, tôt ou tard, désespère du lendemain. Mais une race, une nation, sont des substances sensiblement immortelles ! Elles dispose d’une réserve inépuisable de pensées, de coeurs et de corps. Une espérance collective ne peut donc pas être domptée. Chaque touffe tranchée reverdit plus forte et plus belle. Tout désespoir en politique est une sottise absolue. »

J’espère que cette vidéo vous aura appris des choses sur la pensée de Charles Maurras qui mériterait vraiment d’être estimé à sa juste valeur aujourd’hui, indépendamment de certaines querelles partisanes complètement dépassées. Mais j’espère surtout que cette vidéo vous aura donné matière à réflexion sur cette notion de progrès conçu non comme antagoniste de la tradition mais plutôt comme corollaire de celle-ci.

Ensuite, même si j’ai essayé de montrer que Maurras ne méconnaissait pas les puissances du sentiment, comme on le prétend parfois, il n’en reste pas moins vrai que Maurras surestime peut-être un peu trop la force de la raison dans le combat politique. En tout cas je vous en laisse juges pour confirmer cela ou non. Mais c’est pourquoi il me semble important de compléter sa doctrine par une pensée du mythe au sens sorélien, dont j’ai déjà parlé il y a quelques mois.

Il n’en demeure pas moins que la pensée de Maurras me semble une base incontournable pour la refondation de toute doctrine politique cohérente. Si vous voulez approfondir la pensée de Charles Maurras je vous conseille de lire le texte que j’ai présenté aujourd’hui, les Trois Idées politiques, que Maurras a ensuite placé à la fin de son livre Romantisme et révolution, qui comprend également L’Avenir de l’intelligence, son apologie d’Auguste Comte, Romantisme et féminin et Mademoiselle Monk. Et si vous appréciez la belle langue, je suis sûr que vous aurez grand plaisir à découvrir tous ces textes. En effet Maurras en plus d’être un penseur de grande classe est également un superbe écrivain, chose que vous aurez peut-être ressentie à travers les quelques citations de cette vidéo.

Chaîne Youtube d’Ego Non.

Caricature féroce et amusante de Benoni-Auran (1909) : les dirigeants de l’Action française (dont Charles Maurras) et le duc d’Orléans regardent leurs ennemis républicains monter dans un fourgon cellulaire conduit par André Gaucher. Source : Wikipedia.

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